Explorer l’égalité via une plateforme numérique ludique dotée de riches documents textuels, visuels et sonores : une proposition du Service culture et médiation scientifique pour les 50 ans du suffrage féminin en Suisse.
La Plateforme De Haute Lutte est une mine d’or pour qui veut comprendre la longue marche du suffrage féminin en Suisse. Ce droit n’a été accordé que le 7 février 1971, au niveau fédéral, après un premier refus du « peuple » (masculin) en 1959. Les documents rassemblés et commentés sur cette plateforme, dont une exposition interactive sur le mode du jeu vidéo ou du livre dont nous sommes le héros, sont le fruit d’un patient travail réalisé par Olga Canton Caro au Service culture et médiation scientifique (SCMS), en collaboration avec une dizaine de chercheurs·euses de l’UNIL (historien·ne·s, sociologues, politologues…).
Et pourtant c’était hier !
« La formule “connaître le passé pour mieux comprendre le présent” a du sens, on peut ainsi mesurer le chemin parcouru. Quand on y pense, il est à peine croyable que le droit de vote et d’éligibilité des femmes ait été acquis en Suisse il y a seulement 50 ans ! Quand nous regardons aujourd’hui les témoignages vidéo de femmes ayant vécu la période de 1971, ou des extraits d’émissions télévisées et radiophoniques – parmi les éléments réunis sur notre plateforme – il nous semble que c’est une époque archaïque », relate Marie Neumann, cheffe du SCMS. On a envie, en effet, de s’exclamer avec elle: « Et pourtant, c’était hier ! »
Visite guidée en trois temps
Pourquoi mobiliser différentes chercheuses de l’UNIL ? « Nous voulions mettre en avant les recherches menées sur l’histoire des femmes, les représentations féminines dans la culture, les stéréotypes qui marquent durablement les esprits, les relations privées et les rapports sociaux, avec un éclairage particulier sur le lent processus qui a précédé la votation de 1971, les perspectives ouvertes et les défis encore à relever », décrit Olga Canton Caro. Pour la partie exposition, trois femmes servent de guides à une jeune héroïne échappée d’un lointain futur marqué par l’annulation des libertés historiquement acquises : la journaliste Émilie Gourd présente la lutte féministe au début du XXe siècle, l’avocate Antoinette Quinche ses prolongements après 1945 et la vidéaste Carole Roussopoulos son retentissement révolutionnaire dans les années 1970.
La religion en embuscade
Olga Canton Caro parle d’une « expo grand public dont les objets sont numérisés » : affiches, textes, images, sons et illustrations de la dessinatrice française Maurane Mazars, avec la possibilité de naviguer à sa guise entre les différents extraits ou plus en profondeur pour consulter les dossiers élaborés par des chercheuses, par exemple des écrits de la romancière et journaliste Alice Rivaz ou encore les éditos de l’abbé Crettol dans le quotidien valaisan Le Nouvelliste. Opposé au suffrage féminin, celui-ci tenait des propos qui exacerbaient, au détriment des femmes, les différences entre les sexes ; loin de toute séparation laïque entre politique et religion, des politiciens utilisaient à leur profit cette conception religieuse… qui ne fut pourtant pas celle de l’évêque de Sion, Mgr Adam (sic), reconnaissant dans un sermon retentissant la nécessité sociale du vote des femmes, comme le relate Cilette Cretton.
Ne pas pouvoir voter…
La fameuse politicienne valaisanne s’exprime sur la plateforme sous l’onglet « Donner la parole », aux côtés de nombreuses autres interlocutrices de divers milieux, nées au début des années 1950 et avant. « Entre 20 et 25 ans, j’ai su ce que c’était d’être une femme et ne pas avoir le droit de vote », raconte celle qui fut élue en 1973 au Grand Conseil valaisan. Ces entretiens vidéo riches et émouvants ont été réalisés par des étudiantes et étudiants du cours «Genre, droit et justice», avec l’aide du Centre de soutien à l’enseignement.
Visibilité des femmes dans la science
On notera encore qu’un jeu interactif, un quiz vidéo et divers dossiers et ateliers sont proposés sur la plateforme aux élèves de l’école secondaire et postobligatoire vaudoise, qui participent notamment à l’écriture des portraits de femmes scientifiques de générations et d’horizons différents, une collection en cours de création, à découvrir sous l’onglet « Rendre visible ». Une version imprimée et une exposition dans un espace d’art veveysan, des collèges lausannois, peut-être aussi le campus de l’UNIL, sont prévues dès le mois de juin 2021 (en fonction de la situation sanitaire). Les illustrations, là encore, sont signées Maurane Mazars.
Des enjeux d’actualité
« Se plonger dans les préoccupations de 1971 et les mettre en regard de nos enjeux actuels est vraiment stimulant. L’exemple de ces femmes qui se sont battues pour un changement de paradigme, avec détermination et une énergie inspirante, nous montre bien que nous pouvons agir pour construire la société que nous souhaitons. Selon moi, cela passe par l’éducation, l’élargissement de nos connaissances, la remise en question, le débat avec des personnes d’horizons multiples », conclut Marie Neumann.
Une tâche à laquelle l’UNIL apporte sa contribution scientifique, sociale et culturelle, comme en témoigne ce programme développé en partenariat avec la DGEO, les Bureaux de l’égalité de l’État de Vaud et de l’UNIL, la Direction de la culture de Vevey – PictoBello. Ainsi rassemblées, ces ressources médiatiques et historiques largement méconnues nous invitent à poursuivre le travail vers la pleine égalité des femmes, l’émancipation et les libertés.
Maurane Mazars néo-colore le féminisme
La dessinatrice française a étudié l’illustration et la bande dessinée à la Haute École d’art et de design de Genève et continue à tisser des liens créatifs avec la Suisse. Pour l’UNIL, elle vient de dessiner sur la base de photographies une série de femmes scientifiques d’hier et d’aujourd’hui.
« J’utilise le Néo-Color, qui favorise la rapidité du trait et me permet d’accentuer la spontanéité, sinon je me perds trop facilement dans les doutes », confie-t-elle. On lui doit aussi les aventures vidéo de Llum, jeune femme du futur qui explore trois moments avec nous : 1928 avec la suffragiste genevoise Émilie Gourd lors d’un cortège de l’Association suisse pour le suffrage féminin à Berne, 1951 à Saxon lors d’une conférence de l’avocate lausannoise Antoinette Quinche, qui envisageait la voie judiciaire pour imposer enfin ce droit, puis 1971 lors d’un stage vidéo dirigé par la Valaisanne Carole Roussopoulos, auteure de Maso et Miso vont en bateau, dont le joyeux montage souligne l’insondable masochisme de la ministre Françoise Giroud face aux misogynes interrogés dans une émission de Bernard Pivot (extrait et film entier plateforme «De haute lutte», Explorer, 1971).
« J’aime bien travailler sur la base d’un scénario, et c’est ce que j’ai fait pour cette exposition virtuelle qui explore différentes situations et révèle la lente marche vers l’émancipation des femmes, résume Maurane Mazars. L’art de la bande dessinée exige d’être lisible si on veut partager une histoire et j’aime avoir des contraintes, une problématique qu’on me donne ou que je trouve et à partir de laquelle je vais créer un personnage et broder autour », précise la toute nouvelle trentenaire. Son travail le plus connu à ce jour est son album Tanz, portrait d’un danseur allemand qui oscille entre danse moderne et comédie musicale. « Il m’est plus facile de dessiner un corps masculin anguleux que des courbes féminines », glisse-t-elle.
Ce projet UNIL lui a donc permis de mettre en mouvement un personnage féminin dans sa course à travers le temps, empreinte de multiples rebondissements intellectuels. «J’aime beaucoup apprendre des choses et j’ai été gâtée avec ce projet, que ce soit sur la politique ou la science», conclut-elle avant de s’enfuir tel un personnage pris dans le tumulte de la vie parisienne. Car Maurane Mazars vit en ce moment à Paris et travaille à un nouveau livre dont elle ne veut encore rien divulguer. Comme le disent bien les bandes dessinées : à suivre…