Tandis que s’annonce pour 2025 une rétrospective au cinéma Le Capitole, la Faculté des lettres poursuit sa collaboration fructueuse avec la Cinémathèque suisse, et le professeur Alain Boillat signe un livre à la fois bref et fouillé sur le cinéaste genevois, docteur honoris causa de l’UNIL en 2009.
Un jour il a dit stop et n’a plus tourné. C’était en 2003, quand il s’est éclipsé avec son dernier film si bien nommé Paul s’en va. Déjà, il n’y croyait plus tellement, mais l’optimisme sous-jacent à toute son œuvre l’a tout de même poussé à clore en beauté son périple cinématographique, avec 17 comédiennes et comédiens en formation, tant était forte chez lui la pensée de la transmission. En ce sens, le cinéma d’Alain Tanner (1929-2022) peut parfois sembler daté (mais jamais dépassé), loin d’une cancel culture et d’une certaine victimisation qui poussent à se méfier au point de rejeter tout ce qui menace notre zone de confort.
Connaisseur enthousiaste du cinéma tannérien, Alain Boillat partage-t-il ce constat ? D’abord, il pense que ces films sortis au cinéma entre 1957 et 2003 – numérisés et restaurés pour la plupart – peuvent encore nous parler, comme on le verra lors d’une rétrospective prévue à l’automne 2025 avec la Cinémathèque suisse (accompagnée d’une exposition virtuelle), sans oublier l’actuel projet FNS se nourrissant des archives personnelles du cinéaste, que l’équipe dirigée par Alain Boillat explore sous l’angle du scénario tel qu’il s’élabore (approche génétique), alors que le cinéaste travaille avec des auteurs comme John Berger, Myriam Mézières et Bernard Comment.
Deux thèses en cours
« Pour analyser les scénarios et leur histoire, nous avons besoin de l’ensemble du non-film, y compris la correspondance, la presse, le matériel promotionnel, les contrats », esquisse Alain Boillat. Le projet comprend en outre des entretiens filmés avec les trois scénaristes précités ainsi que des chefs opérateurs (dont Renato Berta) ou encore le producteur Gérard Ruey, qui dirige l’Association Alain Tanner. Deux thèses sont en cours sur la question du « féminin » à travers la rencontre artistique avec Myriam Mézières (par Jeanne Modoux), et sur la manière dont Tanner met en scène les doubles de lui-même dans les films scénarisés avec Bernard Comment (par Vincent Annen).
« Ce qui nous intéresse, c’est d’étudier ces diverses collaborations sous les aspects du genre, de la narration, de l’esthétique, et de mettre en perspective le discours de Tanner lui-même sur le cinéaste-auteur et le statut du scénario », précise Alain Boillat. Dans Alain Tanner, 50 ans de cinéma d’auteur, récemment paru au Savoir suisse, le professeur explicite ces questions à l’intersection entre l’écriture et l’improvisation, la musique enregistrée (qui guide en quelque sorte le cinéaste, par exemple dans Jonas et Lila) et le moment du tournage, sans oublier l’importance du lieu et des mouvements d’appareil qui peuvent délaisser le personnage qui parle, revenir à lui, l’inscrivant dans un espace visuel qui met à distance l’action et les dialogues (insistance sur le travelling, pas de champ/contrechamp…).
Suisse, tour, détour
L’influence de Godard a été forte jusque dans les années 1980, rappelle Alain Boillat, par exemple dans l’utilisation de citations qui ponctuent le récit filmique – quitte à résoudre ou résorber un conflit entre deux personnages par ce simple moyen – ou encore cette façon de disserter propre aux hommes (intellectuels et cinéastes) de cette génération. Reste que le cinéma d’Alain Tanner est d’emblée plus propice que celui de Godard à diverses formes de perméabilité (ou de transgression) entre les frontières (la Suisse qui enferme dans la grisaille et un ordre social qui enlise ou stimule par opposition la jeunesse et les artistes ; le Portugal ou l’Espagne qui libèrent momentanément l’horizon d’un protagoniste), la ville et la campagne, la fiction et le documentaire, le film-discours et le film-poème. On est toujours ici et ailleurs chez Tanner, dans cet univers qui est le sien et / ou celui de ses doubles masculins.
Des femmes fortes
Qu’en est-il alors des femmes ? « Elles sont fortes, je suis d’accord, il y a chez elles beaucoup de liberté et d’anticonformisme », répond le spécialiste. Notre époque plus sensible à la violence envers les femmes voit mieux le viol filmé à distance dans Messidor, relève-t-il. Dans son livre, on comprend que cette violence abjecte est aussitôt sanctionnée par des femmes qui assomment le monstre au sens propre, ou le balancent en une réplique cinglante et reprennent le dessus (voir aussi le personnage de Bulle Ogier dans La Salamandre). On renvoie également à son chapitre sur Myriam Mézières (et à la future thèse). Pas de guerre (ni de grève) des sexes, cependant : le plaisir est là, les couples veulent changer le monde ensemble et ça commence à la maison, où s’occuper de l’enfant en bas âge n’est pas forcément une tâche maternelle dans Le retour d’Afrique.
Mais si la lucidité et la voix over – dont Alain Boillat a déjà montré le pouvoir sur l’image – sont souvent laissées aux femmes, « Tanner reste de son époque quand il associe les femmes plutôt à l’instinct et les hommes à l’intellect ». Plus féministe que Godard et la Nouvelle Vague, incontestablement, Tanner ne théorise pas au sens d’un militantisme d’hier et d’aujourd’hui. La clé universelle semble être dans sa manière de ne pas dramatiser (et les femmes, dans son cinéma, sont précisément davantage que les hommes dans la nuance) et de toujours croire à un horizon de liberté : « Même dans les moments les plus sombres, et malgré certaines situations déprimantes, il y a dans son cinéma quelque chose de positif », résume Alain Boillat.
Et quand la condition du cinéaste-auteur devient plus difficile, voire intenable dans le contexte de la production helvétique, alors Tanner s’en va.
Alain Tanner, 50 ans de cinéma d’auteur, par Alain Boillat, PPUR, collection Savoir suisse, 2023.