Notre système de milice politique, un mythe ?

Le politologue Karim Lasseb met en lumière la sous-représentation des classes populaires au sein des exécutifs de grandes villes suisses.

Le politologue Karim Lasseb a étudié l’évolution des salaires et des profils sociologiques des élus des exécutifs de grandes villes suisses. Ses recherches mettent en lumière la sous-représentation des classes populaires au sein de ces fonctions très vite professionnalisées.

« En Suisse, nous avons une tradition de milice politique (des élus bénévoles ou peu rémunérés) qui évite de créer une caste de dirigeants déconnectés du reste de la population. » Cette vision largement répandue serait pourtant trompeuse.

Karim Lasseb en expose les limites dans son travail de thèse. Ce docteur fraîchement diplômé de la Faculté des sciences sociales et politiques a participé à un vaste projet de recherche sur les transformations urbaines et les élites politiques locales, soutenu par le Fonds national suisse. Un programme dirigé ces dernières années à l’UNIL par les professeurs Oscar Mazzoleni, André Mach ainsi que le docteur Andrea Pilotti.

Le politologue a tout d’abord effectué le constat suivant : si le principe de milice semble à l’œuvre au sein des pouvoirs législatifs, de même que dans les municipalités de petites communes, il l’est moins parmi les exécutifs des grandes villes. Dans ces derniers, la charge de travail occupe des journées à plein temps en échange d’un salaire parfois plus que confortable. La fonction est professionnalisée. Une réalité qui entre en dissonance avec l’idée d’une activité bénévole et peu rémunérée.

19’000 francs par mois

À Lausanne par exemple, lors de la précédente législature, la rémunération d’un municipal s’élevait à 247’947 francs bruts par an (environ 19’000 francs par mois). Un montant à peu près équivalent à celui versé aux élus de la ville de Zurich, peut-on estimer en scrutant les chiffres présentés dans les travaux du chercheur.

Pourquoi des salaires aussi élevés ? Ce désormais chargé de recherche à l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP) donne son explication :

« Dans les grandes villes, la charge de travail augmente et se complexifie. De ce fait, il y a chez les conseillers communaux (qui fixent la rémunération des municipaux) une volonté de professionnaliser la fonction et d’attirer certains profils spécifiques. On recherche des cadres du secteur public, des gestionnaires qualifiés, des personnes ayant un titre universitaire, expérimentées en politique ou dans une fonction proche comme des secrétaires patronaux, des syndicalistes. »

Un manque de diversité sociale

De leur côté, les partis favorisent indirectement l’accès au pouvoir de ce genre de profils lorsqu’ils constituent leurs listes électorales. Il poursuit :

« Des personnes hautement qualifiées qui bénéficient d’une expérience politique, d’un réseau solide ou d’une manière de s’exprimer avantageuse seront considérées plus prometteuses. Pour attirer les votes, les partis vont les sélectionner, les mettre en avant. Or, comment concilier cette différence de traitement avec la vision d’une démocratie garantissant un accès à la compétition politique égalitaire pour toutes et tous ? »

N’est-ce pas simplement la loi de la jungle ? La diversité sociale est pourtant un facteur important à prendre en compte pour former les municipalités, insiste le politologue :

« De manière générale, les individus de classe plus aisée n’ont pas les mêmes sensibilités et priorités politiques que les populations plus précaires ou plus fragiles économiquement. Il est donc essentiel que ces personnes puissent elles aussi gouverner. »

Un job à plein temps dès 1914

Dans son travail de thèse, Karim Lasseb s’intéresse à l’évolution de la rémunération et des profils sociologiques des élus de quatre grandes villes de Suisse : Lausanne, Zurich, Lucerne et Lugano. La période étudiée s’étend de 1945 à 2018. Pour ses analyses, il utilise des informations tirées d’archives (articles de presse, procès-verbaux de conseils communaux ou encore préavis). Il a également exploité la base de données de l’Observatoire des élites suisses.

Le chercheur a été très étonné de constater que le phénomène de la professionnalisation des exécutifs dans les grandes villes et les discussions à ce propos ne dataient pas d’hier. À la fin du XIXe siècle, ce sujet était déjà débattu à Lausanne, où le mandat à plein temps est devenu une réalité dès 1914. À Lucerne et Zurich, on pouvait aussi vivre d’une telle fonction au début du XXe siècle. Curieux, non, pour une tradition de milice ? Le scientifique commente :

« Les chercheurs et les politiciens parlent souvent de ce mode d’organisation comme d’un principe fondamental de la politique de ce pays. L’histoire de cette notion a déjà été retracée dans le contexte de l’armée. Mais personne ne s’est penché sur son origine en rapport avec les fonctions électives. »

Au sein de la période qu’il a étudiée, le jeune scientifique a remarqué que l’existence d’un système de milice en politique semblait en réalité assez récente : le concept ne se popularise qu’à partir des années 1960-1970. Pourquoi ce moment ? Karim Lasseb a sa petite idée, mais ne nous en dit pas plus. Il projette d’écrire un nouvel article sur ce sujet, en collaboration avec son collègue Roberto Di Capua, qui s’était lui penché sur les pouvoirs législatifs au sein du même projet FNS.

Un principe cher à l’élite libérale

Aller jusqu’à dire que le système de milice n’existe pas au sein des exécutifs de grandes villes serait faux. Le chercheur a trouvé ce fonctionnement à Lugano. Pourtant là-bas, les profils sociologiques ne semblent pas plus variés. Le pouvoir est resté dans les mains de l’élite libérale : des notables, qui n’ont d’ailleurs pas cessé de défendre à travers l’histoire l’importance pour la société de maintenir une politique de milice.

Pourquoi cet intérêt ? Le politologue nous livre son interprétation :

« Ce sont justement les individus aisés du secteur privé, tels que les chefs d’entreprise, les avocats ou les notaires, qui peuvent se permettre d’occuper un mandat non ou peu rémunéré, à temps partiel, d’être flexibles dans leur emploi du temps. Il est aussi pour eux intéressant de garder un pied dans les deux sphères de pouvoir, économique et politique. »

Si, d’un côté, la professionnalisation des mandats à l’exécutif favorise les cadres du secteur public et, de l’autre, une politique de milice profite elle à l’élite libérale, quelle solution reste-t-il pour un système plus équitable ? Selon Karim Lasseb, un travail de sensibilisation est à faire auprès des partis afin que, lors d’une élection, ils aient le réflexe de se poser cette question : « Avons-nous suffisamment de diversité sociale dans le ticket que nous proposons ? » L’appel est lancé.