Loin des yeux, mais pas si loin du cœur

Au XVIe siècle déjà, l’écriture resserrait les liens, comme le met en lumière une exposition menée par Danièle Tosato-Rigo et Chiara Gizzi.

Comment garder le contact avec sa famille et ses connaissances, à distance, malgré les aléas de l’existence et les crises ? Au XVIe siècle déjà, l’écriture resserrait les liens personnels, comme le met en lumière une exposition menée par Danièle Tosato-Rigo (Faculté des lettres) et Chiara Gizzi (Bibliothèque cantonale et universitaire – Lausanne).

Présentée dès le 2 juin à la Bibliothèque cantonale et universitaire, site Riponne, l’exposition «Papiers de famille» comporte un aspect paradoxal. Les auteurs des pièces présentées dans les vitrines ne les ont pas destinées à être lues par un large public. Il s’agit en effet d’egodocuments, au rang desquels figurent par exemple des journaux intimes, des livres de comptes, de la correspondance privée ou des chroniques, qui couvrent une période allant du XVIe au XVIIIe siècle.

«La thématique des liens constitue le fil rouge de «Papiers de famille», explique Danièle Tosato-Rigo, professeure en section d’histoire (Faculté des lettres) et commissaire de l’exposition. Nous avons sans doute été influencées par la pandémie, une période lors de laquelle nos connexions avec les autres ont été comme suspendues.» Hier comme aujourd’hui, et particulièrement en période de crise, «l’écriture personnelle permet de maintenir les liens, que ce soit au sein des familles ou avec les amis», ajoute Chiara Gizzi, conservatrice adjointe au Département des manuscrits de la Bibliothèque cantonale et universitaire, également commissaire de l’exposition.

Le militaire ne veut pas danser

Datée des années 1785 à 1788, la correspondance entre Alphonse de Molin de Montagny et ses parents Henri et Anne-Marie, présentée dans l’une des vitrines de« Papiers de famille » en constitue un bon exemple. Dans le but de devenir officier, ce Vaudois de 15 ans se trouve alors à Bastia, incorporé au Régiment d’Ernst, dans le cadre du service étranger. «À distance, depuis Lausanne, les parents jouent leur rôle, en contrôlant les comptes de leur fils et en lui prodiguant d’innombrables conseils», indique Danièle Tosato-Rigo. Les géniteurs s’intéressent à la vie sociale d’Alphonse… ou plutôt à l’absence de celle-ci. «Nous avons été très étonnés qu’à ton âge tu n’aies pas voulu danser dans un bal», lui écrivent-ils.

Mais comment sont-ils au courant ? «Anne-Marie et Henri de Molin ne peuvent faire cette observation que parce qu’ils obtiennent des renseignements par ailleurs. Dans ce cas, grâce à l’intermédiaire d’un capitaine du régiment de Bastia, qui se trouve être un Wullyamoz de Lausanne.» En filigrane, la correspondance nous renseigne au sujet des conventions de l’époque, comme l’importance qu’avait la participation à la vie sociale pour un futur officier. Soucieux de l’avenir de leurs enfants (l’autre fils de Molin travaille dans une maison de commerce en Allemagne), les parents insistent pour que les échanges de lettres soient réguliers. Mais petit à petit, leur contenu montre une prise de distance de la part d’Alphonse. «L’écriture contribue à sa démarche émancipatoire», constate Danièle Tosato-Rigo.

Liens d’amitié

L’exposition, qui met en valeur les fonds conservés à la Bibliothèque cantonale et universitaire, recèle des trésors encore peu connus. Par exemple, le Liber amicorum de Gaspard de Pierrefleur, qui date du milieu du XVIIe siècle. Il s’agit d’un «passe-camarade» dans lequel des condisciples du jeune Vaudois, alors étudiant à Heidelberg, ont laissé des petits mots. Le ravissant cahier de Marie Meyn, qui contient un dessin et trois boucles de cheveux, est un autre exemple de document personnel destiné à garder le souvenir de liens affectifs.

Le Liber Amicorum de Marie Meyn. Photo Laurent Dubois / BCUL

Certains egodocuments relèvent au premier abord de «l’écriture pour soi», comme la chronique tenue par Abraham Vautier, paysan aux Planches, un hameau situé dans les hauts de Montreux. Toutefois, «l’auteur estime important de noter les événements mémorables qu’a connus sa commune, note Danièle Tosato-Rigo. Il rédige donc pour la postérité, à destination d’autres personnes.» Le texte met en lumière des soucis que l’on connaît toujours : «Le commencement de ce siècle mille sept cents ne promettant durant sa course que divers événements fâcheux et grandement préjudiciables au genre humain, tant par les guerres sanglantes qui se commencent et fomentent de jour à autre que par le dérèglement des temps et saisons…»

Miracle de l’archive

Les documents présentés dans «Papiers de famille» nous livrent des informations au sujet de personnes dont nous aurions sans doute perdu la trace. «Comment se fait-il que ces lettres et cahiers, si fragiles, nous soient parvenus à travers le temps et les aléas des héritages ? L’archive comporte un aspect miraculeux», souligne Danièle Tosato-Rigo. L’exposition lance un appel au public. «Si vous possédez des anciens papiers de famille, faites-nous signe, plaide la chercheuse. Ces documents ne font pas seulement partie de votre histoire, mais de celle de nous tous.» Chiara Gizzi relève que «les familles peuvent s’adresser à nous pour proposer leurs archives. L’histoire, ce n’est pas seulement celle des personnages célèbres.» Même si les pièces exposées ne sont pas «spectaculaires, elles appartiennent à notre patrimoine».

«Instructions familières pour les petis enfants de Messire Louis de
Montolieu.» Photo @ Laurent Dubois / BCU

La fragilité des objets est justement au cœur de la collaboration entre l’UNIL et la BCUL autour de l’exposition. Cette dernière comporte des documents «qui nécessitent des conditions particulières de lumière et de climatisation», indique Chiara Gizzi. Chaque pièce a été examinée et parfois traitée par Maïté Shazar, restauratrice à la BCUL. Dans les vitrines, l’humidité et la température sont contrôlées en permanence. Des présentoirs ad hoc ont été réalisés afin que les cahiers puissent être exposés ouverts et que leurs reliures ne soient pas endommagées.

Outre la mise en valeur de ce savoir-faire, un autre aspect intéressant dans «Papiers de famille» réside dans le croisement des regards et des compétences de l’UNIL et de la BCU. «Notre mission consiste à conserver et à mettre à disposition ces documents, remarque Chiara Gizzi. Danièle Tosato-Rigo partage son savoir avec générosité, et le regard qu’elle porte sur nos collections et sur ces pièces va intéresser et susciter la curiosité d’un public large.»

À lire

1) La correspondance entre Catherine Charrière de Sévery et son fils Wilhelm (1780-1783) illustre le maintien des liens familiaux à distance, ainsi que l’émancipation que peut procurer l’écriture personnelle.

Il faut que vous deveniez un homme, par Sylvie Moret Petrini et Anne-Marie Lanz, Antipodes (2021), 424 p.

2) Dans le cadre de son mémoire de master en lettres, Caryl Süess s’est plongé dans la chronique d’Abraham Vautier.

Le commencement de ce siecle mille sept cens, ne promettant […] que divers evenements facheux. La chronique du paysan des Planches Abraham Vautier (1700-1715), par Caryl Süess, Université de Lausanne, Faculté des lettres (2021). serval.unil.ch/fr/notice/serval:BIB_S_33222

À ne pas manquer

«L’Eldorado russe : une page d’histoire suisse». Leçon d’adieu de Danièle Tosato-Rigo, jeudi 9 juin 2022, 17h15 à l’UNIL, bâtiment Anthropole, salle 1031 (arrêt du m1 UNIL-Chamberonne)

Liens

Exposition « Papiers de famille »

unil.ch/egodocuments

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