Gilles Grin exerce depuis 2012 la fonction de directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe. Il est chargé de cours à l’UNIL et vient de recevoir un prix pour son livre Construction européenne, la révolution d’un continent.
Le Prix du livre «Mieux comprendre l’Europe» a été créé en 2009 par le Centre de culture européenne de Saint-Jean-d’Angély; l’Institut Jacques Delors en est partenaire depuis 2018. L’édition 2022 a distingué Gilles Grin pour son ouvrage Construction européenne, la révolution d’un continent, publié en 2021 par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, dans sa collection Débats et documents. Rencontre sur le campus de l’UNIL avec ce responsable d’un enseignement d’introduction à l’intégration européenne.
L’UE est-elle tentaculaire et autoritaire, comme le prétendent certains?
L’appareil administratif central de l’UE est de taille réduite si on le rapporte à une population de 450 millions d’habitants. La Commission européenne compte quelque 30’000 fonctionnaires, moins que certaines grandes villes en Europe. Ces fonctionnaires sont aux ordres des politiques, les 27 commissaires désignés par le Conseil européen, auditionnés et investis par le Parlement européen. Ces commissaires ne sont pas moins légitimes que les ministres au sein d’un gouvernement national. La Commission propose des règles, qui doivent ensuite être adoptées par le Parlement européen et le Conseil de l’UE (un ministre de chaque État membre).
Donc la réponse est non?
Je dirais même que l’Union bute sur ses règles décisionnelles exigeant l’unanimité des États membres ; par exemple dans le domaine de la défense et de la politique étrangère, où un seul pays peut bloquer une décision ou utiliser sa voix pour négocier autre chose et obtenir un avantage particulier. La majorité qualifiée (55% des États représentant 65% de la population européenne) s’est cependant beaucoup développée entre l’Acte unique, adopté en 1986, et le dernier traité en date, celui de Lisbonne, en vigueur depuis 2009. Mais pas dans tous les domaines. La fiscalité en particulier reste soumise à la règle de l’unanimité, ce qui a des conséquences sur le budget de l’Union. Si on considère, ce qui n’est pas mon cas, que la démocratie ne peut être que nationale, on pensera bien sûr qu’elle ne peut pas exister au niveau européen. De fait, la construction européenne est largement tributaire de ce qui se passe au sein de chaque État membre, surtout des plus importants, et des crises de légitimité nationale.
Vous soulignez un paradoxe…
Les crises mondiales renforcent le besoin d’une Europe intégrée et forte, dont on va alors dénoncer l’impuissance – comme dans les années 1990 lors de la guerre dans les Balkans – mais sans vouloir lui déléguer pour autant certaines prérogatives nationales. La conférence sur l’avenir de l’Europe s’est achevée en mai 2022 avec pas mal de propositions pour approfondir l’Union; depuis quelques années, il y a aussi l’idée d’une assurance chômage supranationale pour améliorer la cohésion entre les États et atténuer les chocs économiques. Le Parlement européen souhaite une révision des traités, mais quels gouvernements oseraient soutenir aujourd’hui un nouveau traité? Cela dit, la Suisse montre le chemin: on peut avoir un système fédéral avec des règles qui s’imposent à tous les cantons et, en même temps, être très consensuel en recherchant l’accord du plus grand nombre. Depuis 1848, la Suisse exige la double majorité pour modifier sa constitution… mais pas l’unanimité.
Regrettez-vous cette phrase dans votre livre sur la division d’une Ukraine «cœur historique de la Russie»?
Mon livre a été publié en français en juin 2021 et, bien sûr, j’écrirais différemment sur ce sujet. Face à la guerre d’agression qu’elle subit, l’Ukraine a obtenu en juin 2022 le statut de candidate à l’Union, de même que la Moldavie, emmenée par sa présidente proeuropéenne et confrontée à la Russie en Transnistrie, où le conflit en ce moment est gelé. Je vous signale l’ouvrage d’Alexandra Goujon, primé avec le mien, L’Ukraine de l’indépendance à la guerre. Sans être un spécialiste, je constate comme chacun que le divorce est complètement consommé entre l’Ukraine d’aujourd’hui et la Russie. Avec cette guerre d’agression, Vladimir Poutine aura fini de créer le peuple ukrainien dont il niait l’existence, c’est un paradoxe comme l’histoire nous en réserve parfois. J’ai sous-estimé la force de ce sentiment national et je ne suis pas le seul, y compris en Ukraine même.
Avez-vous été surpris par la réaction collective forte de l’UE?
Oui, sa diplomatie de type intergouvernemental n’a pas empêché l’UE de se montrer à la hauteur avec des mesures fortes, et c’est une surprise, de même que la réaction suisse. L’Europe a été très lente après la crise financière de 2008, très désunie dans la crise migratoire en 2015 et dispersée au début de la crise sanitaire, au point que Jacques Delors est sorti de son silence à la fin du mois de mars 2020 pour alerter les Européens sur un «danger mortel». Un plan de sauvetage de 540 milliards d’euros a été bouclé au mois d’avril. En mai est arrivée la proposition commune de la France et de l’Allemagne, relayée par la Commission, et acceptée en juillet 2020 par le Conseil européen au terme d’une réunion houleuse des 27 États membres, aboutissant au plan de relance Next Generation EU, axé sur la durabilité et le numérique avec 750 milliards d’euros de subventions et de prêts remboursables. La Commission a emprunté sur les marchés financiers, faisant profiter les États plus faibles de la qualité de crédit des plus forts. Dans le cas de l’Ukraine, l’Union n’a pas tardé à lancer des sanctions énergétiques et individuelles contre les Russes et même à financer et livrer des armes aux Ukrainiens. L’Europe est née d’une coopération sur l’énergie, elle doit se renforcer à nouveau sur ce plan, de même qu’elle avait trop fortement désinvesti le domaine militaire. C’est un peu comme si la boucle était bouclée.
Faudra-t-il rembourser tous ces emprunts et comment?
Les pays européens se sont lourdement endettés et il faudra décider de lancer de nouvelles taxes, par exemple sur le plastique non recyclé (déjà en œuvre), sur le carbone ou encore une partie du bénéfice des très grandes entreprises multinationales, ce qui exigera des décisions au niveau du Conseil de l’UE, sachant que la fiscalité reste une prérogative de tous les États. On peut aussi parier sur une croissance suffisante pour passer le cap, peut-être, et sur l’inflation pour réduire la valeur de la dette. Ou décréter l’austérité, mais que va-t-on couper? Ou encore mutualiser des dépenses, car certaines sont très mal utilisées par les États individuellement: avec les mêmes montants, l’UE aurait la deuxième armée du monde au lieu de se retrouver avec des armées qui, à part celle de la France, sont des armées de pacotille.
La guerre actuelle révèle-t-elle de nouveaux équilibres européens?
Dans les crises précédentes, l’Allemagne était en position de force et maintenant c’est un des pays les plus vulnérables, ce qui donne un levier plus fort à la France… si celle-ci n’était pas aussi divisée sur le plan intérieur. Au cours des décennies passées, l’Allemagne a pris des décisions aujourd’hui très contestables pour son approvisionnement énergétique et dans le domaine de la défense. La guerre actuelle ruine aussi son idée kantienne d’un doux commerce qui suffirait à faire évoluer pacifiquement la Russie. Le discours de politique européenne prononcé par le chancelier Olaf Scholz à Prague le 29 août dernier promeut à la fois de futurs élargissements de l’Union et des réformes institutionnelles pour éviter des blocages. Il fait écho aux thèses du président français Emmanuel Macron sur le renforcement de la «souveraineté européenne».
Un mot sur la situation du Royaume-Uni post-Brexit?
On constate une contraction économique pas uniquement expliquée par la crise du Covid et de l’énergie; cette contraction se fera sentir sur le long terme. Une perte de quelques points de PIB est déjà attribuée au seul Brexit. Des études montrent que les pays membres de l’Union peuvent tirer du marché intérieur un avantage en termes de PIB qui se chiffre aux alentours de 10% d’augmentation. Le Brexit est devenu un véritable repoussoir: même la Hongrie de Victor Orban ne voudrait pas sortir de l’UE. Réputé pragmatique, le peuple britannique est capable par moments de faire des choix extrêmes: après avoir lâché l’agriculture pour l’industrie et les services, les Britanniques ont désindustrialisé comme personne, et maintenant ils ont le Brexit et aucune aide européenne pour se relancer après le Covid.
Qu’en est-il de l’Union par rapport à la montée de l’antisémitisme et à Israël?
Déjà on peut relever que le Portugal a longtemps été le seul pays à n’avoir pas connu de percée de l’extrême droite. Celle-ci y demeure faible. Ce n’est pas le seul lien avec l’antisémitisme, mais c’est un fait qui marque l’UE ces dernières années. Malgré la distance géographique, il y a une vraie proximité avec Israël sur le plan historique, économique, scientifique et culturel, mais aussi une volonté de voir émerger un État palestinien. Il n’existe cependant pas d’unité des 27 sur la politique à avoir au Proche-Orient, et je dirais qu’il y a une gêne à identifier l’antisémitisme sur le sol européen, un certain mal à regarder ces choses en face. Il faut lutter contre l’oubli.
Construction européenne, la révolution d’un continent, par Gilles Grin, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 2021