Voilà des années que le training se voit vilipendé dans les salles de classe. Et pourtant, c’est bien la tenue qu’arborent, chaque mardi, quelques étudiantes et étudiants de l’UNIL. Non pas par flemmardise ou provocation. Bien au contraire.
Depuis 2016, un atelier pratique plutôt unique, donné dans le cadre du Master en sciences sociales et portant sur la sociologie du travail artistique, propose une plongée au cœur de nombreux lieux de culture et de création de la région. S’il est bien question d’enseignement hors les murs, mêlant théorie et travail de terrain, il s’agit aussi, pour la vingtaine d’inscrits, de monter sur les planches. Début juin, les 4 et 5 à La Grange puis les 7 et 8 à l’Usine à Gaz de Nyon et au terme d’un semestre immersif inédit, les étudiantes et étudiants présenteront un spectacle de danse, chorégraphié par Pierre-Emmanuel Sorignet, danseur contemporain et chorégraphe, et mis en musique par Marc Perrenoud. Pas étonnant quand on sait que ces deux maîtres d’enseignement et de recherche à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL, créateurs et porteurs de l’atelier, ont mené une partie de leur carrière professionnelle en tant qu’artistes.
Les premiers pas
« Ce projet est né de la refonte du master en 2015, avec la création d’ateliers pratiques de recherche pour un total de 12 crédits. Comme il s’agit de notre spécialité, on nous a proposé de prendre en charge un atelier en sociologie du travail artistique », explique Marc Perrenoud. Sur cette base, il ne leur a fallu que quelques secondes pour penser à mettre sur pied un spectacle. « Il s’agit évidemment en premier lieu d’un travail de recherche, complète Pierre-Emmanuel Sorignet. Notre réflexion initiale, savoir comment proposer aux étudiants d’appréhender le travail sociologique, sachant que beaucoup d’entre eux n’ont jamais rencontré la pratique du métier de sociologue, se fonde sur nos expériences d’ethnographes. »
Travail d’ethnographie et de terrain donc, chaque mardi, la troupe se déplace dans un lieu de culture afin d’en analyser et d’en comprendre les ressorts. En 2022, les étudiantes et étudiants se seront frottés aux nombreux métiers de la culture dans des structures telles que le Théâtre de l’Arsenic, l’Oriental-Vevey, le Dansomètre, l’Octogone de Pully ou l’Usine à Gaz de Nyon, principal partenaire pour le semestre qui s’achève.
Autre point ayant convaincu Pierre-Emmanuel Sorignet et Marc Perrenoud de l’utilité d’un tel atelier : le manque de connaissances concernant les métiers et certains secteurs de la culture. « Nous avons rapidement vérifié l’hypothèse selon laquelle les étudiants qui participent à cet atelier aimeraient travailler dans le secteur de la culture et se destinent, pour beaucoup, à des postes d’intermédiation. Mais ils méconnaissent souvent le travail artistique, et il y avait donc quelque chose à faire de ce point de vue aussi », souligne Marc Perrenoud. Proposer un travail d’immersion, et surtout une démarche d’acculturation et de socialisation, auprès de disciplines comme la danse, souvent boudée des plus jeunes, contrairement aux concerts ou au théâtre d’improvisation.
Derrière le rideau
Enseignement d’un genre inédit, l’atelier a par deux fois obtenu le Fonds d’innovation pédagogique. Innovant certes, il s’avère aussi expérimental, comme le soulignent de concert les deux chercheurs, puisque l’atelier conduit les étudiantes et étudiants à pratiquer le métier d’ethnographe en même temps que celui d’artiste. Au contact évidemment des enseignants, mais aussi à travers la rencontre du personnel œuvrant dans les structures que les étudiantes et étudiants investissent chaque semaine, de 9h30 à 17h30. Sans compter la présence d’invités de prestige, des artistes aussi bien nationaux qu’internationaux.
« Les journées sont bien remplies, confie Marc Perrenoud. Elles comprennent une partie de travail chorégraphique, ainsi qu’une dimension plus classique, incluant soit un travail sur des lectures scientifiques à réaliser chaque semaine et dont nous discutons en début de séance, soit un retour sur les journaux de terrain que chacune et chacun doit tenir. » Pas de répit du côté académique donc, puisque les étudiantes et étudiants sont évalués chaque fin de semestre. Non sur les performances scéniques, présentées publiquement début juin, mais en tant qu’apprentis ethnographes, sur la base du journal de terrain individuel, ainsi que sur un travail de groupe. « Les groupes mènent une recherche de terrain sur une thématique qu’ils auront choisie, en accord avec nous », explique Marc Perrenoud. Des thèmes pouvant aussi bien porter sur le travail de création d’une compagnie que sur un métier technique. « Par le passé, un groupe a par exemple travaillé sur les cuisines de l’Arsenic. Cette année, des étudiants s’intéressent au métier de costumière », complète Pierre-Emmanuel Sorignet.
Si les porteurs du projet parlent d’enseignement à la fois cadré et décalé, le duo insiste aussi sur les aspects réflexifs qu’il exige. « La dimension expérimentale de cet enseignement ne pourrait pas tenir deux semaines si nous n’étions en permanence dans une démarche réflexive, assure Marc Perrenoud. Nous travaillons beaucoup sur ce point. Comprendre et objectiver ce qui est en train de se passer. La clef, c’est admettre la dimension expérimentale de cette manière de faire de la recherche et d’en faire un matériau sociologique. »
Sans oublier enfin la dimension sportive de l’atelier, qui conduit chaque mardi les étudiants à danser plusieurs heures durant. Afin d’incorporer aussi bien la pratique que la théorie, et en préparation du spectacle de fin de semestre. « Ils en bavent physiquement, conclut Pierre-Emmanuel Sorignet. Ils ont des bleus, des courbatures. Mais au fil du semestre, le corps prend le pli. Beaucoup sont évidemment sportifs, mais ils découvrent et expérimentent le travail de danse, la fatigue de milieu de journée, l’exaltation de sentir le corps qui marche tout seul. »