Un ouvrage dirigé par deux chercheurs de l’UNIL et un historien de l’Université de Neuchâtel replace la montagne et le ski au cœur de la Suisse depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours.
La Suisse n’existe pas ? Allons donc voir du côté des stations qui émaillent le pays sur ces montagnes plus ou moins hautes, jadis réservées à leurs habitants et aux alpinistes ! Pour citer le politologue Jean-Philippe Leresche, coresponsable, avec son collègue de l’UNIL Grégory Quin et le professeur émérite de l’UniNE Laurent Tissot, du livre Le ski en Suisse, une histoire : « Il s’agissait de raconter ce que la Suisse a fait au ski et ce que le ski a fait à la Suisse. » Préfacé par le skieur d’élite Daniel Yule, cet ouvrage monumental (une vingtaine d’auteurs, plus de 200 images) vient combler un certain vide, comme si le sujet avait paru trop léger jusqu’ici pour mériter un regard sociologique et historique.
La Suisse existe à plusieurs
Une chose est certaine : la Suisse n’existe pas seule. Si l’armée suisse s’est emparée du ski comme d’une arme pour garder ses frontières et ses cols enneigés, organisant par la suite nombre de compétitions, le matériel est d’abord venu de Norvège et la pratique sportive en question a été lancée en divers sites helvétiques par des pionniers britanniques de la montagne et du ski. L’historien du sport Grégory Quin cite notamment Mürren, petite station dans l’Oberland bernois à partir de laquelle le patriarche Henry Lunn attire ses compatriotes en créant une véritable agence, sème des hôtels, organise des concours de bobsleigh, de ski et de hockey sur glace ; Sir Arnold Lunn, son fils, inventera le slalom dans les années 1920, faisant ainsi de Mürren « le berceau du ski suisse ». Quant au mot « slalom », il est forgé par Lunn à partir du norvégien.
L’usage hivernal de la montagne
Dans un texte sur l’hôtellerie, Laurent Tissot cite un alpiniste anglais connaissant Zermatt l’été et découvrant ceci, lors d’une visite en janvier 1862 : « Il n’y avait pas une seule personne dans les rues, à peine une lumière dans les maisons, et les deux auberges étaient barricadées et abandonnées… » Pourtant généreuse, la montagne ne se donne pas facilement en hiver. Pour le ski, ce ne sera pas vraiment gagné avant l’essor vers 1930 du téléski, si bien que la luge et le patin semblent convenir davantage aux femmes et aux enfants, sans déplaire non plus aux hommes qui ne sont pas des skieurs alpinistes.
Déclin ou renouveau ?
Comment sommes-nous passés de la montagne à la fois invincible et huppée, attirant ce que Thomas Mann nomme non sans ironie la «civilisation internationale», à «un peuple de skieurs» (titre d’un film touristique) ne contestant que fort peu les excès liés ultérieurement à une « monoculture intensive du ski » ? L’armée a popularisé l’image du soldat-skieur qui défend la patrie, des passionnés, des hôteliers, des financiers, des directeurs d’écoles de ski, des journalistes, toute une palette d’acteurs sociaux suisses et étrangers ont œuvré à cette apothéose de la glisse populaire, ski alpin roi, mais aussi ski de fond (redécouvert vers 1970 avec des parcours dédiés et jusqu’à la consécration du fondeur Dario Cologna, nommé «Suisse de l’année» en 2012), sans oublier le snowboard et autres pratiques fun, voire extrêmes, à l’heure où le ski alpin s’élitise à nouveau en amorçant un relatif déclin, associé notamment aux actuels enjeux climatiques.
Pas de robes longues !
Si l’on voit, bien avant les années 1930, le lien viril entre alpinisme, armée, montée des pistes à la force du mollet et saut à ski (« école du courage, de la force et de l’habileté » selon un écrit daté de 1924), il faut reconnaître que la pratique s’est ouverte aux femmes avec un certain équilibre que l’on ne trouve pas dans d’autres sports. Le «symbole national» ne pouvait pas éclore sans un lien ville-campagne, ni sans les femmes, au point qu’elles sont courtisées par exemple dans ce texte évidemment masculin de 1934 : « Non, pas de robes longues ! La petite jupette plissée rigolote ; et le gilet rouge avec des boutons argentés scintillants et le manteau court avec fermeture éclair, puis le petit bonnet rouge et les gants blancs à pois rouges… sans oublier, si cela ne tient qu’à moi, le rouge à lèvres. Ou mets ce que bon te semble… Mais surtout : viens ! Sors ! Je te donne tes skis et ajuste tes fixations. Je te montre comment prendre tes bâtons et comment glisser sur tes skis, comment avancer sur tes skis… »
Champions et championnes
Elles ont vite compris, s’illustrant brillamment aux fameux championnats du monde de 1987 à Crans-Montana, qualifiés dans un entretien original pour cet ouvrage de « folie complète » par l’ancien journaliste de la TSR Jacques Deschenaux : aux côtés du superhéros Pirmin Zurbriggen, les double médaillées Maria Walliser et Erika Hess «entrent dans la légende de leur sport», comme l’écrit Grégory Quin, sans oublier Michela Figini et Vreni Schneider. Pour se remémorer encore d’autres champions et championnes, il faudra parcourir ce livre richement documenté et illustré (la photographie, les images cinématographiques et en couverture de prospectus, de livres, sur affiches, dans les magazines et jusqu’au règne télévisuel accompagnent l’inexorable ascension du ski dans l’imaginaire helvétique).
Formidable !
Du ski élitaire difficilement accessible aux camps de ski, dont l’essor – à partir des années 1970 et la création de Jeunesse+Sport – permet pratiquement à chaque élève de partager une expérience commune, les auteurs de l’ouvrage nous plongent non seulement dans l’histoire de ce sport mais aussi, à travers lui, dans une tranche d’histoire sociale, économique, culturelle et politique de la Suisse.
Après tout, comme le rappelle Grégory Quin, l’accession au Conseil fédéral d’Adolf Ogi en décembre 1987 – à la suite d’un parcours notamment au sein de la Fédération suisse de ski puis au Conseil national – doit bien quelque chose au triomphe helvétique à Crans-Montana neuf mois plus tôt.
Le ski en Suisse – Une histoire, ouvrage dirigé par Grégory Quin, Laurent Tissot et Jean-Philippe Leresche, éditions Château & Attinger, 2024