Un colloque en ligne a rassemblé universitaires de diverses disciplines et spécialistes du deuil et de la prise en charge des dépouilles pour réfléchir au sens des rites dans notre société confrontée à une nouvelle visibilité de la mort.
La psychologue Muriel Katz et Christian Grosse, historien des christianismes modernes, sont membres du comité d’organisation d’un colloque qui a interrogé les effets de la crise sanitaire sur le processus de deuil et les rites funéraires, vendredi 26 mars 2021. Une collaboration entre le Centre interdisciplinaire en histoire et sciences des religions de l’Université de Lausanne (CIHSR) et l’Institut de psychologie. « Nous avons fait le pari de réfléchir ensemble à un objet qui ne nous est pas extérieur ; nous sommes plongés dans une situation inédite, qui nous invite à faire un pas de côté pour prendre le temps d’une réflexion collective et interdisciplinaire », esquisse Muriel Katz.
Deuil entravé par la pandémie
Cette réflexion en prise directe sur l’actualité reste peu courante dans le milieu académique, mais elle semble s’être imposée à plusieurs intervenants issus de différentes institutions. L’omniprésence de la mort en temps de pandémie se double d’une difficulté, voire d’une impossibilité à déployer les rites habituels qui favorisent le processus de deuil. Des pratiques de mise à distance technologique sont-elles appelées à perdurer de manière pérenne au-delà de cette crise ? Le rassemblement collectif des proches, en un lieu précis et une heure donnée, sera-t-il bientôt remplacé par un recueillement individuel « à la carte » ?
Comment renouer avec la vie ?
Pour Christian Grosse et Muriel Katz, cette « crise sanitaire doublée d’une crise des rites funéraires » nous invite à penser l’ensemble de la séquence temporelle qui commence avant la mort (maladie, agonie, accompagnement spirituel ou laïque des mourants et des familles) et se clôt après le décès au terme d’un cycle plus ou moins long, qu’ils situent autour d’une année entière. Les étapes du deuil dans le judaïsme, par exemple, sont marquées par différents rituels espacés dans le temps, comme le souligne Muriel Katz, ce que confirme Christian Grosse concernant « l’ancien régime catholique ».
De manière plus générale, on peut dire que le processus de deuil questionne « l’articulation entre les dimensions psychiques individuelles, intersubjectives et anthropologiques », explique la psychologue. « Ce moment partagé permet non seulement de prendre congé du défunt, mais aussi d’identifier les plus affligés par la perte d’un proche pour leur témoigner notre sympathie et les accompagner dans cette douloureuse étape ; une forme de prise en charge sociale qui a été mise à mal par les mesures sanitaires », affirme-t-elle. Par exemple, la verrée qui fait habituellement suite au service funèbre est la plupart du temps supprimée. « Or l’acte de boire et de manger au terme d’une cérémonie funéraire constitue habituellement une façon de revenir au cycle de la vie… Il s’agit d’un temps de recomposition du corps familial et social dans la prise en compte – plutôt rare désormais – de la finitude humaine », précise Christian Grosse.
Loin du paradis
La mort autrefois ouvrait un autre cycle situé dans l’au-delà, relate le spécialiste, elle indiquait une transition et non une fin abrupte, tandis qu’aujourd’hui « la représentation du paradis a beaucoup reculé ». La violence de cette séparation, perçue comme définitive, exigerait de prolonger quelque peu le rituel « pour se redonner une certaine maîtrise sur la temporalité de la mort » ; or c’est exactement le contraire qui se produit avec la pandémie, ceci alors même que l’idée ou la réalité de la fin de vie occupe davantage les esprits. « Les rites font défaut et on n’arrive plus à suivre car il y a trop de morts », résume Christian Grosse. Ce dernier évoque par ailleurs des études relatant « un pic de burn-out documenté, qui touche les endeuillés un an après les décès ». Autant de pistes à explorer dans le prolongement de ce colloque.
Faire un pas de côté
Muriel Katz rappelle que la crémation (qui concerne aujourd’hui 90% des défunts) est elle-même un précipité de la séparation : elle accélère brutalement le processus de décomposition, alors que d’autres pratiques permettent au contraire de le ralentir en laissant le corps se décomposer naturellement ou même en lui faisant subir une forme d’embaumement. « Le judaïsme traditionnel exclut la crémation », précise-t-elle. Il en allait de même en catholicisme jusque dans les années 1960 car « le feu, c’est l’enfer, et il ne fallait pas s’y placer d’emblée », complète Christian Grosse. Tous deux insistent sur les questions culturelles et de croyances religieuses entourant la mort, aspects largement occultés quand celle-ci se mue presque en tabou. « Il aura fallu la violence de cette pandémie pour remettre la mort au milieu de notre société », constatent la psychologue et l’historien. Un retour brutal du refoulé, en somme, qu’il s’agit de comprendre à travers ce dialogue entre l’académie et la cité : une manière d’exercer au cœur de cette crise brûlante une tentative de « refroidissement de la pensée », selon l’expression de Christian Grosse, ou au moins « un pas de côté ».
Passer de l’ombre à la lumière
Si la mort est souvent occultée dans nos sociétés industrialisées, elle a donc pris une place importante dans l’actualité de cette crise. « On a vu avec effarement les camions militaires transportant les innombrables cercueils en Italie, et on a vu également passer au premier plan plusieurs professions hier encore plus ou moins sous-estimées. Ces métiers ont été placés sous une tension extrême, que ce soient les personnels soignants ou les croque-morts, les employés en EMS ainsi que les résidents eux-mêmes, qui ont subi un abandon accru par la crise, sans oublier d’autres populations comme les proches aidants, les travailleurs de l’alimentation, ou encore les nettoyeurs… » souligne Muriel Katz.
Sur les traces d’Antigone
Phénomène social total, cette pandémie restera comme un moment d’une surprenante longueur, où les tensions dans une société pourtant aisée se sont montrées au grand jour, et où le politique aura eu à conjuguer dans l’urgence des intérêts divers, ceux de l’économie et de la santé, des plus jeunes et des plus vieux, autant de cruels dilemmes qui nous ramènent au point de départ de cette rencontre interdisciplinaire, rappelé par Muriel Katz : « Nous voulions reprendre la réflexion entamée lors d’un colloque tenu en 2005 autour du devoir de sépulture à partir de la figure d’Antigone ».
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