Des sacs de luxe aux médicaments, des montres suisses aux passeports falsifiés, la contrefaçon s’immisce partout. Si les douaniers traquent les cargaisons suspectes, les scientifiques, eux, scrutent la matière même des objets pour tenter de remonter jusqu’aux réseaux qui les produisent.
Oubliez l’image du sac Louis Vuitton vendu 20 francs sur une plage. La contrefaçon, aujourd’hui, relève d’une véritable industrie parallèle, qui a bel et bien contaminé tous les secteurs : horlogerie, textile, cosmétique, pharmaceutique, documents, tout y passe. Et derrière ces faux produits se cachent des enjeux économiques et sanitaires majeurs : perte de recettes fiscales, atteinte à l’innovation, propriété intellectuelle, risques pour la santé, cela bien sûr sans compter les liens, parfois avérés, avec le crime organisé.
Selon l’OCDE, la contrefaçon représentait en 2021 près de 2,3% du commerce mondial et 4,7% des importations de l’Union européenne, soit plus de 400 milliards de francs. Des chiffres probablement sous-estimés, selon la RTS. En Suisse, le fléau touche particulièrement l’horlogerie, fleuron national. Selon le site de la Fédération de l’industrie horlogère suisse, « des dizaines de millions de fausses montres suisses sont mises en vente chaque année, pendant que l’industrie horlogère suisse produit environ 30 millions de montres originales. Les fausses montres représentent 9% des saisies douanières, ce qui fait de la montre le deuxième produit le plus contrefait, après le textile. »
Face à ce fléau, les chercheurs de l’École des sciences criminelles (ESC) de l’Université de Lausanne (Unil) ne restent pas les bras croisés. Leur mission ? Tenter de faire parler les objets contrefaits, tels de véritables témoins. « Lorsqu’on a établi qu’il s’agit d’un faux, des analyses plus fines visent à retracer les réseaux de production et de distribution qu’il y a derrière », explique Olivier Delémont, professeur à l’Unil et coauteur d’un article sur le sujet publié dans Wiley Interdisciplinary Reviews : Forensic Science.
Témoin matériel à la barre !
Ces analyses plus fines s’inscrivent dans une approche traditionnelle de la science forensique : lire dans la matière les traces du geste humain. « Chaque produit reflète un savoir-faire, un mode opératoire, un environnement de production », explique le spécialiste. En décodant ces indices, les chercheurs parviennent parfois à reconstituer la signature d’un atelier.
Dans le cadre de plusieurs initiatives de recherche entre l’ESC et la Fédération horlogère suisse, les scientifiques lausannois ont notamment pu examiner des lots de fausses montres saisies aux douanes. Logo gravé, poinçon, structure de l’acier : tout passe au microscope. « Nous avons découvert que certaines pièces, bien que de marques différentes, partageaient les mêmes types de microgravures et le même acier, détaille l’expert en sciences forensiques. Un indice fort d’atelier commun. »
Des montres parfumées… au parfum d’allergènes
Il y a quelques années, les chercheurs de l’Unil se sont par exemple penchés sur une série de montres de luxe dotées de bracelets parfumés. « Les faussaires avaient reproduit le parfum des bracelets authentiques, mais pas avec les mêmes substances, raconte Olivier Delémont. L’analyse chimique a ainsi permis non seulement de relier plusieurs lots entre eux, mais aussi de révéler la présence de composés allergènes interdits. »
Une découverte qui a ouvert un nouveau champ d’action. Celui de la santé publique. « Pour la Fédération horlogère, c’est devenu un levier supplémentaire. Car on ne parle alors plus seulement d’enjeux de propriété intellectuelle, mais bel et bien de protection des consommateurs. »
Stopper sans condamner
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’objectif de ces recherches forensiques n’est pas de condamner des individus. « Dans le cadre de ces collaborations, nous, scientifiques, fournissons des analyses pour intelligence industrielle et non comme experts judiciaires. Nous ne contribuons pas directement aux enquêtes pénales, précise le chercheur. Nous aidons les acteurs économiques à comprendre les réseaux afin de pouvoir mieux les bloquer. Le but, donc, n’est pas d’incarcérer les ouvriers des ateliers de contrefaçon, souvent des personnes modestes, mais de rompre la chaîne qui rend possibles ces faux. »
En effet, « poursuivre les petits fabricants ne suffit pas, les organisateurs ou les réseaux réouvriraient ailleurs, donc on préfère identifier et neutraliser les maillons essentiels : matières premières, techniques ou fournisseurs qui constituent le bottleneck. En ciblant ces points de vulnérabilité et en alertant les entreprises légitimes, qui, parfois sans le savoir, alimentent le marché noir, on crée des leviers d’action opérationnels pour empêcher la production. » Une pratique appelée dans le jargon crime disruption : perturber et bloquer l’activité illicite plutôt que de viser d’abord la constitution de preuves pour une condamnation judiciaire.
Le marché noir du soin
Sacs, montres, parfums… la contrefaçon se décline sous mille formes. Mais dans certains domaines, les enjeux dépassent de loin la perte économique. C’est le cas par exemple des médicaments falsifiés, dont les effets peuvent être dramatiques. Production sans contrôle sanitaire, dosages aléatoires, substances toxiques : ces faux médicaments, souvent fabriqués en Inde ou en Chine, circulent ensuite sur les marchés parallèles, parfois jusque dans les pharmacies de pays à faibles moyens de contrôle.
Olivier Delémont distingue deux circuits. D’un côté, le marché thérapeutique, où les patients cherchent à se soigner. De l’autre, le marché récréatif, où domine la recherche de performance ou de plaisir, avec les drogues de synthèse, les anabolisants, les compléments ou encore, comme le détaille le dernier numéro d’Allez savoir !, le faux Viagra.
Le consommateur en première
Pour nous, humbles consommateurs, la bataille contre la contrefaçon peut sembler lointaine ou perdue d’avance, face à l’ampleur des moyens déployés par les faussaires. Dans le cas des médicaments, le conseil d’Olivier Delémont est sans équivoque : ne jamais commander de médicaments en ligne. « Le système suisse est sûr, insiste-t-il. Tant qu’on passe par les pharmacies et les circuits médicaux officiels, on est protégé. Mais dès qu’on sort de ces canaux, le risque est réel. »
À l’étranger, en revanche, les garanties s’amenuisent. Même un emballage frappé du logo de l’OMS ne constitue pas une preuve de sécurité. « L’OMS ne peut pas contrôler directement tous les lots qu’elle achète ou distribue, précise le scientifique. Dans certains contextes humanitaires, il est arrivé que des faux circulent, non par négligence, mais par pression logistique ou manque de moyens. » Mais alors que faire lorsqu’on tombe malade à l’étranger ? « Le plus simple, c’est d’anticiper, répond le chercheur. Emporter ses médicaments dans leur emballage d’origine ou consulter un médecin local reconnu avant d’acheter quoi que ce soit. »
« Aujourd’hui les sites qui vendent des contrefaçons sont tellement bien faits qu’ils ressemblent à de véritables sites spécialisés et professionnels. »
Olivier Delémont, professeur ordinaire à l’Unil
Et pour ce qui est des produits de luxe ? « Il est fondamental de connaître le marché de ce que l’on cherche, explique l’expert forensique. Lorsqu’on achète un produit de luxe à un prix trop beau pour être vrai ou que l’on croit avoir trouvé la pépite alors qu’il y a un temps d’attente pour acquérir le même objet sur le reste du marché, il y a forcément un problème. » Il met en garde : « Aujourd’hui les sites qui vendent des contrefaçons sont tellement bien faits qu’ils ressemblent à de véritables sites spécialisés et professionnels. Tout est présenté de manière impeccable, ce qui rend la tromperie très proche des arnaques sophistiquées que l’on trouve sur Internet. » Plus rien à voir donc avec le commerce sous le manteau que l’on peut s’imaginer lorsqu’on évoque le mot « contrefaçon ».
Pour aller plus loin
- Découvrez les recommandations de la Confédération pour reconnaître une contrefaçon.
- Regardez un épisode de Mise au point sur le sujet.
- Découvrez un article de l’uniscope sur un travail de thèse chargé de traquer les contrefaçons dans l’art.