De la formation des scientifiques à la médiatisation de leurs recherches, l’Occident domine-t-il le système de connaissances ? Enquête sur une construction du savoir qui fait pencher la balance.
Trouver une vérité qui réconcilie les différentes controverses religieuses : c’est dans ce but que naît la science moderne au XVIIe siècle en Europe. Grâce à une méthode objective, elle entend accéder à un savoir universel pour mettre tout le monde d’accord. Des savants de la haute société (ou « philosophes expérimentaux », comme nommés à l’époque) montrent des expériences à des témoins de la même classe sociale. Les connaissances scientifiques sont donc construites en grande majorité par des Européens bourgeois, toute autre forme étant jugée alors non légitime.
Et aujourd’hui ? Les sciences sont pratiquées dans le monde entier, mais prennent-elles pour autant en compte les différentes manières de bâtir le savoir ? Décryptage en trois parties pour remonter le fleuve de la construction de la connaissance : la médiatisation des sciences, la recherche et la formation des scientifiques.
1. Y a-t-il un déséquilibre dans la médiatisation des sciences ?
Seule une infime partie de l’information couvre les sciences d’ailleurs
Le 12 mai 2023, l’Université de Southampton fait les gros titres grâce à la découverte par ses astronomes de la plus puissante explosion cosmique jamais enregistrée. Si une recherche scientifique est largement diffusée par les médias, comme c’est le cas ici, c’est parce que des journalistes l’ont jugée pertinente pour la société et ont pris le temps de la partager. Toutefois, cette sélection de nouvelles n’est pas toujours impartiale, les pays occidentaux bénéficiant généralement d’une couverture médiatique plus large. Par exemple, dans les journaux télévisés français, l’Amérique du Sud ne compte que pour 2% de l’ensemble des informations diffusées, et l’Afrique pour seulement 5,4%. En comparaison, les États-Unis occupent à eux seuls 8% de cet espace d’information.
« Regarder ce qui se passe ailleurs pourrait nous servir un jour »
Pourtant, Huma Khamis, journaliste scientifique à la Radio Télévision Suisse, explique qu’on gagnerait à s’intéresser aux recherches menées sur d’autres continents :
« Il y a des thématiques traitées ailleurs qui vont nous rattraper. Si on prend les maladies tropicales ou les zoonoses par exemple, elles vont finir par venir en Europe au gré du changement climatique. Regarder ce qui se passe ailleurs pourrait nous servir un jour, pour ne parler que de l’aspect opportuniste. »
2. Y a-t-il un déséquilibre dans la recherche académique ?
Des aides qui varient fortement
Si un média a pu s’emparer du sujet, c’est que la recherche a été financée, menée puis publiée dans une revue scientifique. Or, cela coûte cher : il y a les salaires, le matériel, les autorisations ou encore les coûts de publication que le laboratoire doit prendre en compte. Les moyens économiques et la politique d’ouverture envers les sciences n’étant pas les mêmes dans tous les pays, certains sont valorisés. C’est ainsi que les thématiques qui intéressent l’Occident, comme l’intelligence artificielle par exemple, reçoivent davantage de bourses, laissant d’autres sujets dans l’ombre du savoir, comme l’agroécologie ou la recherche sur certaines maladies qui pour nous sont exotiques.
Quand les idéologies s’en mêlent
Au-delà d’une question de moyens, le déséquilibre pourrait aussi concerner la manière d’approcher la recherche selon certains. Chercher une vérité absolue et universelle, telle que la science a été définie historiquement au XVIIe siècle, pourrait alors empêcher d’approcher le monde différemment. C’est ce qu’a mis en lumière Marwa Mahmoud, doctorante aux universités de Lausanne et de Genève. Elle a pris l’exemple de la théorie de l’identité sociale, développée en Europe dans les années 1970 et aujourd’hui un des piliers de la psychologie sociale. Selon ce paradigme, les individus ont tendance à avantager leur groupe et désavantager les autres. Cela révélerait un trait psychologique : lorsqu’on est en communauté, on favorise et on discrimine. Si la chercheuse ne dit pas que ces dynamiques sont fausses, elle dénonce plutôt leur caractère déclaré comme « universel ». Elle explique que cette manière de se comporter socialement serait davantage le résultat d’idéologies de hiérarchie des êtres humains exacerbées en Europe après la Deuxième Guerre mondiale qu’un trait humain. D’ailleurs, elle serait plus fortement présente aux États-Unis qu’au Japon selon une étude menée en 2014. La doctorante explique :
« On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas d’idéologie ambiante. Il n’existe pas de système qui ne forge pas notre manière de voir le monde et de faire de la recherche. On porte toutes et tous des lunettes, mais on a tellement regardé dans celles-ci qu’on n’est plus en mesure de dire que ce sont elles qui nous aident à voir. Le problème n’est pas d’avoir des lunettes, mais de dire que les siennes sont les meilleures ou même de croire voir le véritable monde sans lunettes et d’imposer cette vision. »
Ainsi, une théorie telle que l’identité sociale enseignée dans toutes les universités, même si elle ne se révèle pas fausse, pourrait empêcher de saisir d’autres manières de percevoir la psychologie humaine. Pour la doctorante, il est question d’oser la différence :
« La recherche montre une partie de ce qu’on peut comprendre du fonctionnement du monde. Mais on doit aussi aller chercher ailleurs et aller chercher autrement. »
Éviter la hiérarchie des savoirs
Alain Kaufmann, sociologue des sciences et biologiste directeur du ColLaboratoire de l’UNIL, rebondit :
« Dans toutes les théories, même en physique quantique, il y a des visions esthétiques du monde. Mais elles sont très saines en même temps, car ce sont des guides pour l’expérimentation. »
Est-ce que cela signifie que tout est relatif et que rechercher une vérité absolue ne sert à rien ?
« Mon discours n’est pas relativiste, continue-t-il. C’est plutôt un discours universaliste, constructiviste si on veut, mais il ne dit pas que les connaissances sont toutes relatives. Un test ADN sur un virus va se faire de la même manière partout. Par contre, la manière de soigner ce virus va pouvoir différer. L’insertion de cette pathologie dans l’univers culturel peut aussi changer. »
Pour lui, éviter une pensée dominante peut se faire en combattant le « modèle du déficit » :
« Le problème de la science se revendiquant comme universelle est cette pensée qu’il faut combler le déficit cognitif de la population ignorante. La plus belle démonstration de l’inanité de cette vision est la crise du Covid. On a voulu transformer tout le monde en biologistes et on s’est aperçu qu’on n’avait jamais eu autant de théories du complot, de fake news et de controverses. Évidemment, le modèle qui permet de partager le savoir pour que tout le monde se l’approprie n’est pas le modèle du déficit cognitif, mais le modèle de la confiance. »
3. Y a-t-il un déséquilibre dans la formation des scientifiques ?
Dans les pays du Sud, le manque de moyens freine
Pour que des chercheurs et chercheuses puissent mener une recherche, il est nécessaire qu’ils et elles puissent déjà se former et accéder à des postes académiques. Brice Nkoumou Ngoa est économiste postdoctorant au Département d’économie politique à l’Université de Fribourg. Il a commencé ses études au Cameroun, son pays d’origine :
« Les coûts de la formation commençaient à être difficiles à supporter à partir du master. Je suis parti au Sénégal, financé par des structures internationales. Après le master, le problème est revenu. Généralement, les structures locales ne suffisent pas pour couvrir les coûts d’une formation doctorale. C’est ainsi que j’ai commencé une thèse sans financement. »
Dans son cas, trois années de doctorat sont passées sans aucune subvention. L’économiste explique pourtant qu’ouvrir les échanges entre les universités suisses et africaines serait positif pour tout le monde :
« De nombreux pays africains pourraient bientôt connaître une croissance économique notable, notamment grâce aux ressources naturelles présentes sur leur territoire. Créer des liens avec des étudiants pourrait donc se révéler bénéfique sur le long terme. »
Au Nord, le réseau peine à s’étendre
Accueillir des intellectuel·le·s non occidentaux·ales en Suisse resterait encore difficile, en plus du problème que représente la « fuite des cerveaux » pour ces pays. Pour Carine Carvalho, cheffe du Bureau de l’égalité de l’UNIL, le principal problème réside dans le recrutement :
« La plupart des candidatures viennent d’Europe, d’Amérique du Nord ou d’Australie. Ce déséquilibre est dû à plusieurs aspects, dont la manière dont l’information circule. On partage des offres d’emploi dans nos réseaux, qui restent plutôt européens ou anglo-saxons. Il y a aussi la vision que l’on a des CV, car on a tendance à négliger les conditions de travail. Est-ce que la personne a des charges familiales, est-ce qu’elle travaille à temps partiel, avec un poste stable, avec des ressources pour engager d’autres personnes et acheter du matériel ? On regarde très peu les conditions de production et beaucoup le produit fini. Je pense que si on change un peu ce regard, on aura plus de chances d’engager des personnes d’autres groupes. »
Vers un plus ample savoir
Même si certains points sont encore débattus, il semble donc clair pour le milieu scientifique que le système subit des déséquilibres à plusieurs niveaux en favorisant les pays occidentaux. De cette disproportion découlerait un problème de représentativité : en dominant le milieu de la recherche, certaines cultures dégageraient une impression de plus grande maîtrise ou de « meilleur savoir », nous privant de l’accès à une partie des connaissances. Aujourd’hui, ces thématiques commencent à être discutées dans les universités et l’on réfléchit à des solutions qui pourraient être mises en place pour construire un système plus large et équitable.
Références pour aller plus loin…
- Les chiffres de l’offre d’information dans les journaux télévisés viennent de l’Institut national de l’audiovisuel.
- La recherche de Marwa Mahmoud sur l’impact des idéologies sur la théorie de l’identité sociale peut être lue sur le Serval de l’UNIL.
- La comparaison entre les États-Unis et le Japon dans les dynamiques de groupes se trouve dans une recherche de Falk et al., 2014.
- Le ColLaboratoire de l’UNIL a pour objectif d’intégrer les besoins, compétences et savoirs des acteurs sociaux dans les activités de recherche pour promouvoir l’innovation sociale par la recherche.
- L’argumentation de Brice Nkoumou Ngoa à propos des bénéfices des échanges d’étudiants entre la Suisse et l’Afrique peut être lue dans un article du Temps.