La rêverie compulsive, cette entrave au quotidien

Daniela Jopp, professeure associée à l’Institut de psychologie, étudie la rêverie compulsive. Ou quand la fantaisie devient envahissante.

Souvent handicap, parfois marque de créativité, le maladaptive daydreaming est l’une des pistes de recherche de Daniela Jopp, professeure associée à l’Institut de psychologie de l’UNIL. Ou quand la fantaisie devient envahissante.

Aimer un mari imaginaire une partie de la journée, connaître 40 personnes qui vieillissent avec vous, mais n’existent que dans votre esprit, s’inventer des scénarios tout en fuyant la réalité… Si vous vous consacrez à ces activités, peut-être êtes-vous atteint d’un trouble encore méconnu : la rêverie inadaptée. En anglais, maladaptive daydreaming (MD).

Tous nous expérimentons le fait de s’évader d’une conversation ou d’une séance ennuyeuse pour penser à autre chose. On parle alors de « vagabondage mental ». Mais certains vont bien au-delà. Ils s’absorbent avec tant de force dans leur rêverie diurne qu’elle en devient obsédante. Source de réconfort et de souffrance, elle implique une difficulté à cesser cette pratique, de la gêne face à cette situation et un certain retrait des relations réelles.

Complexité des scénarios

« Ces personnes se racontent des histoires, peuvent rire ou pleurer. C’est comme une sorte de télénovela, de film se déroulant dans leur tête, qu’elles créent activement et volontairement, commente Daniela Jopp, professeure associée à l’Institut de psychologie de l’Université de Lausanne. Les scénarios sont très développés, très complexes. Le contenu est souvent positif, peut-être compensatoire, mais il arrive qu’il soit également très noir. En général, des mouvements ou de la musique leur permettent d’initier et de maintenir cet état. »

Pour construire ces histoires, d’aucuns s’appuient sur des séries télévisées, des dessins animés, mais pas tous. Les héros de ces récits ? Eux-mêmes ou des personnages inventés. « Quand il s’agit d’eux-mêmes, c’est toujours une version améliorée, plus compétente, plus intéressante, plus belle », souligne la chercheuse.

L’imaginaire, un refuge et une drogue

Si certains évoquent une « belle rêverie, comme le fait de partir en vacances », d’autres n’hésitent pas à comparer leur situation à celle d’un « alcoolique » ou d’un « fantôme qui rate sa vie ». Car cette activité implique une forme d’addiction. Certains passent ainsi jusqu’à 70% de leur journée à pratiquer leur marotte. « Des rêveurs se forcent à rester éveillés la nuit pour vivre ces histoires et dorment le jour. Cela a un impact clair sur leur quotidien. Ils le vivent comme un handicap », relate la psychologue développementale.

Et Daniela Jopp d’insister sur la grande détresse des personnes touchées. « Elles peuvent notamment rencontrer des difficultés de concentration. Mener à bien un projet ou se préparer pour un examen devient une gageure. Certaines ne peuvent avancer dans leur vie. Beaucoup ont honte, s’isolent. Elles tentent des traitements infructueux. Il y a eu des périodes où je recevais un mail demandant de l’aide par semaine. »

Cette particularité découle de l’enfance. « La plupart des petits se créent un ami ou un animal imaginaire. En grandissant, ils comprennent que c’est de l’ordre de la fantaisie. Ils se tournent alors vers d’autres stratégies pour gérer le stress, constate la chercheuse. La question est de savoir pourquoi, à l’adolescence, certains parviennent à trouver de telles stratégies et d’autres non. »

De la genèse d’une recherche

C’est à l’Université de Fordham, à New York, en rencontrant une étudiante atteinte de ce trouble, que Daniela Jopp a commencé à s’intéresser à la question, avant de poursuivre sa recherche à l’UNIL. « Jayne Bigelsen souffrait de rêverie compulsive pendant sa jeunesse, se souvient la professeure associée à l’Institut de psychologie. Enfant, pour se mettre dans cet état, elle marchait en cercle dans le jardin avec une corde qu’elle faisait tourner dans sa main. »

Accaparée par les scénarios qu’elle se créait en continu, la jeune femme a finalement demandé de l’aide. Tout d’abord à ses parents, thérapeute et médecin. Puis à d’autres professionnels. « C’était comme si j’avais perdu le contrôle de la télécommande et que le téléviseur dans ma tête fonctionnait en permanence, sans jamais s’éteindre », raconte Jayne Bigelsen dans un article. Il lui faudra la prescription d’un médicament pour apaiser son esprit. Après des études de droit, elle se tourne vers la psychologie et travaille avec Daniela Jopp pour mieux comprendre ce fonctionnement.

Un avantage

Quel profil pour ces rêveurs de l’extrême, qui évoluent sur la corde raide de la réalité, au point de se brûler les ailes ? « Ils possèdent une capacité innée, créative, pour la fantaisie, la découverte d’un monde intérieur. Cette capacité est renforcée par des situations où ils se sont sentis isolés, soit par des traumatismes ou des négligences, soit par du harcèlement, soit à cause de maladies auto-immunes, comme il en va pour Jayne Bigelsen, une ancienne étudiante devenue ma collaboratrice, qui a grandi assez seule, sans pouvoir beaucoup sortir. »

Mais la rêverie compulsive représente parfois un atout. Daniela Jopp précise que des écrivains et des réalisateurs appartiennent à cette catégorie. « Certains ont fait carrière grâce à cela, comme Anne Golon, auteure du personnage d’Angélique, marquise des anges. »

Des liens avec le TDAH et les TOC

Peut-être y a-t-il également une part de génétique. « Dans la famille de Jayne Bigelsen, il y avait plusieurs rêveurs de ce type. L’un de ses oncles s’enfermait ainsi dans sa chambre chaque soir, s’asseyait sur une chaise et rêvait pendant une heure – comme d’autres regardent la télé », explique la psychologue. Car si certains se laissent envahir au point d’être dépassés, d’autres semblent capables de s’engager dans leur rêverie durant des plages horaires définies.

Des études ont également montré des points communs entre MD, trouble du déficit de l’attention et de l’hyperactivité et troubles obsessionnels compulsifs. Pour autant, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour mieux comprendre cette problématique. « Il faudrait une grande étude pour cibler une population représentative et déterminer sa prévalence. J’aimerais beaucoup m’y atteler, relève Daniela Jopp. Pour la schizophrénie, 1% de la population est concernée. Pour la rêverie compulsive, nous n’en savons rien. »

Diagnostics inadéquats

La rêverie compulsive n’est pas considérée comme une maladie. Tout du moins pas encore. Ni dans le DSM-5, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, ni dans la CIM-11, Classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé. « Les psychologues ne connaissent pas ou peu cette pathologie », déplore Daniela Jopp, chercheuse à l’Institut de psychologie de l’UNIL. Cela entraîne des diagnostics et des traitements inadéquats. Certains sont étiquetés schizophrènes, alors qu’ils ont pleinement conscience de la différence entre rêverie et réalité.

Le terme de maladaptive daydreaming (MD) a été défini en 2002 par Eli Somer, chercheur de l’Université d’Haïfa, en Israël. Avec lui, Daniela Jopp a créé en 2016 l’échelle d’évaluation en vigueur aujourd’hui.

À présent, cet expert tente de déterminer si le MD appartient ou non à une sous-catégorie de désordre compulsif. En parallèle, il a développé une thérapie comportementale, couplée à la méditation de pleine conscience, dont l’impact se révèle positif.