« La race n’a rien de biologique, mais est une construction sociale »

La chercheuse Claire Cosquer s’est penchée sur la question de la transracialité. Ou comment aborder le changement de couleur à l’aune de son ressenti.

La chercheuse Claire Cosquer s’est penchée sur l’épineuse question de la transracialité. Ou comment aborder le changement de couleur à l’aune de son ressenti et de ses expériences. Et de la transidentité.

Naître blanche et se revendiquer noire. C’est l’histoire réelle vécue par Rachel Dolezal. Aux États-Unis, cette femme s’est fait passer pour une Afro-Américaine durant plus d’une décennie, a milité pour les droits des minorités, avant d’être dénoncée par ses parents, tous deux blancs, en 2015. Cette affaire a suscité la controverse jusque dans les milieux militants.

Malgré cette révélation, Rachel Dolezal a continué à affirmer se sentir noire. Elle a même comparé son cas avec la transition de genre de Caitlyn Jenner, née Bruce Jenner. Elle estimait que son changement était aussi légitime que celui de cette femme trans, ex-membre du clan Kardashian. « Si l’on se place sous l’angle de l’auto-identification subjective, Rachel Dolezal est bien noire, mais cette perception a été contestée, souligne Claire Cosquer, chercheuse FNS séniore à l’Unil, qui lui a consacré un article cette année avec un confrère, Emmanuel Beaubatie, et une consœur, Solène Brun. Notre curiosité intellectuelle a été piquée par sa revendication. Cela a suscité tout un débat sur le rapprochement entre trajectoires transgenres et trajectoires transraces. »

Disparition des statistiques

Pour autant, ce phénomène de transracialité n’est pas unique dans l’histoire. « Si Rachel Dolezal a servi de catalyseur à cette discussion, elle a été précédée par un grand nombre de trajectoires de déplacements raciaux, constate Claire Cosquer. Aux États-Unis, durant la période ségrégationniste, on estime que 20% des hommes noirs ont littéralement disparu de la statistique pour rejoindre le décompte administratif de la population blanche. Et durant l’ère esclavagiste, la race était fixée par l’état civil, mais celui-ci pouvait être contesté : des procès en détermination raciale ont ainsi eu lieu, qui pouvaient entraîner un changement de catégorie. »

Rachel Dolezal a conduit les trois sociologues à repenser le concept de passing (voir encadré). « Nous trouvions ce terme insatisfaisant, car il implique une forme de faux-semblant, d’usurpation, alors même que certains cas de passing sont dépourvus de toute dimension intentionnelle. En termes de constructivisme racial, la notion de passing pose également problème, car on peut estimer qu’elle a des implications essentialistes. Si on dit d’une personne qu’elle passe pour noire, cela implique qu’elle est autre chose que ce pour quoi elle passe. Or le constructivisme social insiste sur le fait que la race n’est pas autre chose qu’un rapport de pouvoir, définissant une position sociale à laquelle les individus sont assignés. Pour autant, il existe des cas où des individus s’identifient à une autre catégorie que celle à laquelle ils sont assignés, tout comme il existe des cas où cette assignation varie dans le temps et selon les contextes. Cela nous a amenés à réfléchir aux pratiques, goûts, valeurs, façons de s’habiller ou de manger, d’apprécier la musique qui peuvent être catégorisés à un endroit ou l’autre de l’espace racial. »

Échapper à la ségrégation

Le passing représente la capacité à être perçu comme membre d’un groupe social différent du sien, en termes d’âge, de religion, de classe sociale, de genre ou de race. Aux États-Unis, le passing racial a notamment permis à des personnes d’origine africaine d’être perçues comme blanches pour se soustraire à la ségrégation et à la discrimination. « On a beaucoup pensé, historiquement, les déplacements raciaux avec ce concept », complète la chercheuse Claire Cosquer.

D’esclave à femme libre

Les déplacements raciaux sont-ils pour autant fréquents ? « Tout dépend du degré. Si on parle d’un déplacement de l’ampleur de celui de Rachel Dolezal, très probablement non. Si on songe à des déplacements de plus faible ampleur, c’est peut-être plus commun », estime la spécialiste.

Son article cite aussi le destin de Sally Miller, au début du XIXe siècle. Vendue comme esclave noire étant enfant, elle est reconnue à l’âge adulte par des proches comme une femme blanche, portée disparue. La Cour suprême de Louisiane lui donnera raison, en jugeant qu’il s’agit bel et bien d’une immigrante allemande du nom de Salomé Müller. « Son cas est très intéressant, précise Claire Cosquer. Il illustre à quel point la race n’a rien de biologique, mais est une construction sociale. Elle a été reconnue pendant des années comme noire, parce qu’elle possédait une socialisation dans un milieu noir, qu’elle était coiffée, habillée, mangeait et parlait comme une Afro-Américaine. »

De l’individuel au collectif

Ces catégorisations sont mouvantes. Elles varient de quelques minutes à toute une vie et ne sont pas uniquement individuelles. Dans le passing collectif, il n’y a pas de rupture avec le milieu d’origine. C’est la perception de l’ensemble du groupe social lui-même qui change au cours de l’histoire.

« Nous avons un certain nombre d’exemples historiques fascinants, dont l’un des plus célèbres est celui des Irlandais aux États-Unis, rappelle la sociologue. Quand on s’intéresse à la façon dont ils étaient perçus à l’époque dans le contexte de la colonisation britannique, on retrouve des éléments de racialisation très proches de ceux que les colons ont appliqués vis-à-vis d’autres colonisés. Les Irlandais étaient racialisés comme non-blancs. En arrivant en Amérique du Nord, ils ont été intégrés à la majorité blanche. Il y a aussi l’exemple des mormons, au XIXe siècle, qui pratiquaient la polygamie et étaient racialisés comme non-blancs pour cela. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. »

D’un sens ou de l’autre

Cette mobilité raciale est également multidirectionnelle. « Aux États-Unis, plusieurs jazzmen se sont reconnus comme noirs, tout en ayant des origines blanches. Regardez la pochette d’album sur laquelle ils posent. Le fait d’être en compagnie d’autres musiciens noirs est susceptible de modifier la façon dont on les perçoit. Si on déplaçait leurs photos au milieu d’un groupe blanc, on les percevrait très probablement eux aussi comme blancs. »

Tout un continuum s’offre ainsi au regard. « Pourquoi se restreindre à une pensée binaire dans la façon dont on représente le genre et la race en sciences sociales ? Pourquoi ne pas penser la race comme un espace avec de multiples dimensions ? », s’interroge Claire Cosquer.

Différence de légitimité

D’après le professeur de sociologie de l’Université de Californie Rogers Brubaker, un des premiers chercheurs à s’intéresser à Rachel Dolezal, le phénomène de transracialité reste pour autant socialement moins accepté que celui de transidentité. « Selon lui, il y a un consensus beaucoup plus fort dans la société sur le fait que la race n’existe pas d’un point de vue biologique, mais est une construction sociale. Ce consensus est moins fort pour le genre, avec des fondements biologiques du sexe qui ne sont pas du tout contestés de la même façon que pour le cas de la race. Dans le même temps, selon Brubaker, la transition de genre est considérée comme plus légitime que la transition de race », observe la chercheuse.

Alors pourquoi une telle différence ? « Pour réfléchir à la différence dans la façon dont les déplacements de genre et de race sont perçus, une piste pourrait être la façon dont ces déplacements sont contraints par l’État et les institutions. La race n’est pas mentionnée ou quasiment plus à l’état civil, à la différence du genre », remarque Claire Cosquer.

Et la langue est une autre forme de distinction. « La race est une catégorie culturelle qui a des implications d’ordre lexical uniquement. Pour sa part, le genre impacte la grammaire et les pronoms, ce qui représente un degré de profondeur supplémentaire. Les déplacements raciaux n’ont donc pas les mêmes impacts langagiers que les transitions de genre. Celui-ci structure le langage jusque dans sa grammaire, pas la race. »

« Rapports sociaux différents »

Faut-il pour autant parler d’appropriation culturelle dans l’affaire Dolezal ? « En tant que sociologue, il est difficile de déterminer ce qui découle d’une culture ou non. Premièrement, nous sommes souvent plus intéressés par la construction de frontières que par le contenu culturel à l’intérieur de ces frontières. Deuxièmement, notre difficulté est de déterminer ce qui serait de l’usage légitime d’une culture ou non. Nous avons volontairement décidé de laisser de côté cette question, car elle n’est pas de notre compétence. Mais cette réflexion a été présente dans le débat public, notamment militant. »

Alors, peut-on changer de race comme on change de sexe ? Claire Cosquer réfléchit. « Je dirais que non, car ces deux rapports sociaux sont très différents. »

Projet FNS

La sociologue Claire Cosquer travaille actuellement sur un projet financé par le Fonds national suisse et supervisé par Sébastien Chauvin, professeur associé à l’Institut des sciences sociales et politiques de l’Unil. « Nous étudions notamment la racialisation des classes dominantes, soit la façon dont l’origine de la richesse, son ancienneté et l’authenticité de la classe sont contestées ou associées à certaines nationalités. Ce qui m’intéresse beaucoup est la comparaison entre richesse légitime et illégitime. »

À lire

Sociologie de la race, Solène Brun et Claire Cosquer, éditions Armand Colin, 2022

La domination blanche, Solène Brun et Claire Cosquer, éditions Textuel, 2024