«Hitler est entré à Craiova»

À partir de sa propre famille endeuillée, Marta Caraion dévoile un pan méconnu de l’antisémitisme pogromiste hélas toujours renouvelé.

Ce sont de petits commerçants juifs ballottés dans une Roumanie englobant alors la Bessarabie et la Transnistrie. Moldaves et ukrainiens de nos jours, ces lieux forment une « géographie des ténèbres », dévoilée par Marta Caraion, héritière de souvenirs qu’elle a patiemment reconstruits.

On perd la trace du grand-père de Marta Caraion en avril 1942, au bord d’une fosse où il sombre parmi d’innombrables autres juifs massacrés en Transnistrie par les fascistes roumains alliés de l’Allemagne nazie. Pratiquement jusqu’au bout, Isidor Berman, commerçant optimiste mais peu avisé – heureusement marié à l’efficace Sprinta, belle femme éduquée et déterminée ­– aura conservé sa foi en l’humanité, alors même que la haine, la rapine et la destruction s’abattent sur les juifs de Roumanie. De fait, quelques Roumains, Ukrainiens et Soviétiques bienveillants, et rares, ont jalonné la route désespérée des Berman. Sur le plan collectif, la moitié des juifs de Roumanie survivent à la guerre. Les juifs de Bessarabie et de Transnistrie n’eurent pas même une chance sur deux.

Fuir et fuir encore

Un an après la naissance de Valentina, les juifs russophones Isidor et Sprinta tentent leur chance à Paris, où ils demeurent entre 1928 et 1934. Malgré l’expulsion qui a suivi, ce séjour parisien porte pour la petite Valentina l’indélébile trace du bonheur. Avec une douceur qui tranche sur les ténèbres, sa fille Marta Caraion rappelle aujourd’hui le souvenir évanescent du grand-père maternel de Valentina ; profondément ancré dans le judaïsme, cet homme isolé mourra à Paris peu après l’expulsion de sa famille…

Pour sa part, arrivée en Suisse avec ses parents Ion et Valentina Caraion, à l’été 1981, Marta goûte depuis ses 14 ans à une sécurité durable ; devenue Suissesse, enseignant la littérature française à l’UNIL, elle ne retrouvera Bucarest qu’à l’effondrement des régimes communistes ; âgée de 23 ans, elle va alors explorer les maigres traces laissées par sa grand-mère Sprinta, morte seule dans un appartement pillé par les voisins, neuf mois seulement après la fuite salvatrice des Caraion, traqués par la police secrète de Ceaușescu.

D’une dictature à l’autre

Unis dans l’athéisme par-delà leurs ancrages initiaux – orthodoxe pour lui, juif pour elle – Ion et Valentina ont connu la prison, lui comme poète dissident, elle pour son soutien à la diffusion des écrits de son mari. En sa jeunesse roumaine, après l’errance avec sa mère dans cette « géographie des ténèbres » relatée aujourd’hui par Marta, Valentina n’a jamais cru aux pseudo-lueurs d’un communisme acharné, après la guerre, à imposer en Roumanie un récit où la mémoire des juifs persécutés et massacrés entache l’idée d’un peuple roumain pur (victime de ses dirigeants fascistes), dont il fallait oublier les violences antisémites ancrées dans une brutale aspiration à tuer et à voler, glorifiée par la quête d’une identité chrétienne « pure ».

Marta Caraion attaque ce mythe de front et n’épargne personne : soldatesque, civils, exécuteurs de tous horizons, violeurs, donneurs d’ordres, pogromistes improvisés, sauveurs ambigus, nul n’échappe à sa quête personnelle et historique, servie par la précision d’une pensée et d’une écriture qui saisissent le lecteur et ne le lâchent pas malgré l’horreur qui révulse.

Les derniers mots de Valentina

Valentina mourra en Suisse, en 2016, laissant un témoignage écrit de sa traversée de la guerre marquée par un va-et-vient éperdu à travers le pays, au gré des rumeurs, des menaces, des déportations, des marches de la mort et des massacres perpétrés par l’armée roumaine, ses inspirateurs nazis et ses complices ukrainiens. « Hitler est entré à Craiova » seront les dernières paroles claires que prononcera, en son grand âge embrumé, cette éternelle rescapée attachée au souvenir de Sprinta, sa mère courage revenue des enfers avec elle, puis abandonnée sous le rideau de fer à Bucarest pour que puisse vivre libre l’adolescente Marta.

Du témoignage maternel à l’enquête filiale

Dans Géographie des ténèbres, Marta Caraion se saisit aujourd’hui du récit de sa mère pour remonter le temps jusqu’à l’enfance du grand-père Isidor, déjà menacé par les pogroms de la Russie pré et postléniniste, bien avant la Shoah, et jamais revenu, lui, du cauchemar nazi de la roumaine Transnistrie.

L’enquêtrice cherche dans les archives, sur les photos et les objets d’hier si rares, dans les récits d’auteurs juifs ou non, dans les tours et détours de la mémoire – celle de Valentina mais aussi de la sienne des années plus tard – et jusque dans les occasions manquées de faire parler Sprinta, à reproduire un contexte propre à éclairer des décisions prises dans l’urgence d’une tragédie dont nul ne possédait alors tous les contours et qui fut, par la suite, volontairement ou paresseusement occultée de l’Histoire.

D’un massacre à l’autre

Parmi toutes les exactions décrites, il est difficile de n’en retenir qu’une seule, on peut penser cependant à celle qui a suivi l’explosion de l’état-major roumain du 22 octobre 1941, alors que les Soviétiques chassés d’Odessa par l’armée du fasciste Antonescu cherchent à détruire la ville pour n’en laisser que des ruines. Le travail de minage russe réitère un précédent attentat contre la Kommandantur allemande.

« Suivant l’exemple des Allemands qui répliquent, à Kiev, par le massacre de plusieurs dizaines de milliers de juifs au ravin de Babi Yar, le maréchal Antonescu déclenche un mouvement de représailles calculé et chiffré (…). Entre octobre 1941 et avril 1942, en trois étapes distinctes, les juifs seront liquidés. » Plus loin, Marta Caraion précise que vingt-cinq à trente mille Juifs sont exécutés en deux jours, de toutes les manières possibles comme en tant d’autres occasions atroces à travers cette éphémère autant que sinistre Transnistrie, dont Odessa est alors la capitale. Entre la terreur bolchevique et la dictature fasciste, les juifs représentent toujours une cible de choix, désarmée et impuissante, qu’on prend un soin maniaque à décrire comme hideuse et menaçante.

La machine à coudre

L’autrice pointe, à partir de sa propre famille et de « petits faits incrustés dans la grande Histoire », cet antisémitisme toujours renouvelé qui prend, en certaines circonstances, une tournure pogromiste. Cette enquête passe aussi par des fables familiales et des objets salvateurs, qui témoignent d’une existence disparue mais qui fut vécue dans la banalité, la douceur ou la cruauté des jours. Parmi ces traces, tantôt évaporées et tantôt palpables, trône une machine à coudre. Et c’est bien à retisser la trame déchirée d’une transmission familiale et historique que s’attache Marta Caraion ; son livre fait écho alors aux travaux de couture minutieusement effectués par la grand-mère Sprinta pour traverser les ténèbres et se mettre avec les siens à l’abri.

Géographie des ténèbres, Bucarest – Transnistrie – Odessa, 1941-1981, par Marta Caraion, Fayard, 2024