Donjons, Dragons & santé mentale

Est-ce que la pratique du jeu de rôle sur table peut aider certaines personnes très investies dans les jeux vidéo en ligne?

Certaines joueuses et joueurs très investis dans les jeux vidéo en ligne présentent des signes d’anxiété sociale ou de solitude. Est-ce que la pratique d’une autre activité ludique, le jeu de rôle sur table, pourrait les aider à se sentir mieux ? Une étude pilote unique en son genre, menée à l’Institut de psychologie de l’UNIL, va explorer cette question.

Une poignée de dés multicolores, des crayons, du papier, mais surtout de l’imagination et la compagnie d’autres personnes. Voici les composants du jeu de rôle sur table. Ce loisir né dans les années 70 est au cœur d’une étude menée en ce moment par Joël Billieux (professeur associé de psychologie clinique) et Jonathan Bloch (chargé de recherche), tous deux à l’Institut de psychologie (Faculté des sciences sociales et politiques).

Dans ce cadre, ces chercheurs sont en train de sélectionner des joueuses et des joueurs très engagés dans les jeux de rôle en ligne (tels que les MMORPG, voir encadré ci-dessous) et présentant des signes d’anxiété sociale. Cette étude pilote, réalisée avec des personnes ne présentant pas de réel trouble, vise avant tout à tester la faisabilité du programme en vue d’une potentielle étude clinique ultérieure auprès de personnes présentant un trouble avéré.

Par groupes de cinq, les participantes et les participants à l’étude vont être amenés à quitter leurs écrans pour découvrir une forme d’activité ludique qu’ils ne connaissent pas, le jeu de rôle sur table. D’une durée de deux heures environ, les parties sont animées et arbitrées par Jonathan Bloch, qui possède une longue expérience de ce loisir et endossera le rôle de «meneur du jeu».

Concrètement, installés autour d’une table et principalement par la parole, les joueuses et les joueurs vivent des aventures dans un monde médiéval-fantastique, en incarnant un alter ego (ou «personnage»). Au cours de la première session, chacun doit créer son personnage et «se» présenter aux autres, avant de partir sur les routes dans une mission d’escorte d’une caravane. Celle-ci tombe dans une embuscade organisée par de petites créatures hostiles, des gobelins. «Que faites-vous ?» demande alors Jonathan Bloch à son groupe de participantes et de participants. Se cacher, fuir, combattre, organiser la défense ? À chacun de répondre selon ses souhaits, les compétences de son personnage, son ressenti et les interactions au sein de l’équipe.

Du jeu au je

Mais en quoi cette activité pourrait-elle comporter un aspect thérapeutique ? «Pour des personnes qui souffrent d’anxiété sociale, de difficultés dans les interactions quotidiennes, qui ont de la peine à s’affirmer ou présentent une faible estime de soi, l’exposition et la confrontation à des situations sociales sont bénéfiques, répond Joël Billieux. La littérature scientifique l’a établi.» Toutefois, «nous savons qu’il existe une différence entre le fait d’avoir ou de reconnaître un problème et celui d’en parler à une ou un professionnel, ajoute le professeur. Nous faisons l’hypothèse que le jeu de rôle sur table va constituer une activité motivante pour toucher des personnes qui pratiquent beaucoup les MMORPG, car les principes de fonctionnement et les univers de ces deux activités sont proches», poursuit Jonathan Bloch.

Qu’a-t-on observé dans l’extrait de partie décrit plus haut ? Les joueuses et les joueurs, qui ne se connaissaient pas auparavant, ont dû s’exposer socialement en présentant leur personnage à des inconnus, puis travailler ensemble – on l’espère – à la résolution d’un problème : sauver la caravane des griffes avides des gobelins.

Exposition progressive

Dix sessions de jeu, sur dix semaines, sont organisées. Quatre groupes de cinq personnes vont être recrutés pour l’étude. «Mais ce n’est pas une psychothérapie, relève Joël Billieux. Il s’agit d’une activité dans laquelle on s’engage pour entraîner des compétences que nous postulons comme transférables dans d’autres aspects de la vie quotidienne.»

Au fil des parties du jeu de rôle choisi pour l’étude, Donjons & Dragons, les joueuses et les joueurs, au travers de leurs personnages, vont rencontrer des habitants du monde imaginaire. Ces derniers sont tous incarnés par le meneur de jeu, avec lequel les participantes et les participants vont donc parler directement. Un jeu d’enfant ? Pas forcément. «Cela ne va pas être simple pour une personne très introvertie et mal à l’aise dans les situations sociales», relève Jonathan Bloch.

Afin que des effets positifs apparaissent, il est nécessaire que l’exposition à des situations sociales augmente petit à petit. Les joueuses et les joueurs devront donc faire face à des défis croissants, justement prévus ainsi dans le design de l’étude. Lors d’une session, le meneur de jeu va par exemple incarner un personnage égoïste, malveillant et inamical, avec lequel les participantes et les participants devront malgré tout interagir et s’affirmer pour avancer dans leur mission.

Et si c’est trop dur ? Chaque personne pourra recourir à une sorte de joker. «Si quelqu’un se sent mal, il peut demander à ce que la scène de jeu en cours fasse l’objet d’une ellipse et que la partie continue à la scène suivante», explique Jonathan Bloch. Enfin, cette étude, qui a reçu une autorisation de la Commission cantonale d’éthique de la recherche sur l’être humain, est également réalisée en partenariat avec le Centre du jeu excessif du CHUV. De quoi garantir un environnement sûr.

Mesurer l’anxiété sociale

Comment va-t-on se rendre compte des progrès réalisés – ou non – par les participantes et les participants ? «Notre programme est une étude en cas unique, explique Joël Billieux. Cela signifie que nous allons mesurer de nombreuses variables sur un petit nombre de personnes.» Les chercheurs recourent à plusieurs outils psychométriques qui servent à mesurer des construits (ou variables) psychologiques. Ainsi, en préambule de la première session puis régulièrement durant l’étude, sous la conduite de Loïs Fournier (doctorant à l’Institut de psychologie) et d’Iliyana Georgieva (mémorante de master à l’Institut de psychologie), les joueuses et les joueurs vont remplir une série de questionnaires en ligne. Ces derniers permettront de quantifier numériquement des construits psychologiques tels que les symptômes d’anxiété sociale, l’estime de soi ou encore le sentiment subjectif de solitude. L’ensemble des outils psychométriques utilisés ont fait l’objet d’une validation scientifique rigoureuse en langue française.

Quelques mois après la dernière partie de Donjons & Dragons, les personnes impliquées dans le programme rempliront à nouveau ces autoévaluations, ce qui fournira des points de comparaison avec la situation initiale et permettra de voir si les éventuels changements observés se maintiennent dans le temps. De plus, afin de récolter des informations complémentaires, Jonathan Bloch (qui mène les séances de jeu de rôle mais n’a pas accès aux questionnaires psychométriques) relèvera pour chaque joueur et joueuse les objectifs atteints – ou pas – pendant les parties.

Soutenue par la Division générale de la santé du Canton de Vaud, l’UNIL et le CHUV, l’étude «Du jeu online au jeu offline. Un programme pilote pour réduire l’usage excessif des jeux vidéo» est première en son genre. Elle tombe au bon moment. En effet, depuis quelques années, le jeu de rôle sur table connaît un renouveau, qui s’accompagne d’une plus grande visibilité. Ce loisir quinquagénaire va-t-il à aider des personnes s’engageant de manière excessive dans les jeux vidéo en ligne à se sentir mieux ?

Pour participer à l’étude : https://unil.qualtrics.com/jfe/form/SV_b2Ao4VG1MSEqr9I

Davantage d’informations : https://www.unil.ch/carla/jdr

Jeu de rôle sur table, MMORPG, qu’est-ce que c’est ?

Dans le jeu de rôle sur table, les joueuses et les joueurs incarnent des personnages dotés de compétences diverses, souvent représentées de manière chiffrée. Par la parole le plus souvent, les participants décrivent les actions de leurs alter ego, tandis qu’une meneuse ou un meneur de jeu anime et arbitre la partie. De l’extérieur, cela ressemble à une pièce de théâtre dont l’intrigue avance en fonction des actions des uns et des autres. Les personnages évoluent dans des univers variés, dont le type « médiéval-fantastique » est l’un des principaux. Donjons & Dragons, vu dans la série Stranger Things, en constitue l’exemple le plus connu.

Basé sur les principes du jeu de rôle sur table, le MMORPG (acronyme anglais de « jeu de rôle en ligne massivement multijoueur ») se pratique à l’écran, souvent en compagnie d’autres personnes. Là aussi, les joueuses et les joueurs incarnent des personnages qui évoluent dans des mondes virtuels aux thèmes variés. L’intelligence artificielle remplace la meneuse ou le meneur de jeu. L’un des plus célèbres est World of Warcraft.