Si la grossesse est une période de grands bouleversements émotionnels, elle l’est peut-être encore plus qu’on ne le pensait. Et pourtant, une telle sensibilité inédite pourrait bien se révéler une opportunité d’évoluer sur le plan personnel, même « inconsciemment ».
La grossesse serait-elle une seconde chance de façonner son identité profonde ? En un sens, oui. En décembre, Mathilde Pointurier a publié une thèse sur les processus psychiques du devenir mère, de la grossesse au post-partum, dans laquelle elle montre que les modalités psychiques d’une personne, par exemple la manière dont elle construit ses liens affectifs, sont en fait profondément remaniées durant la grossesse. « D’après les données scientifiques, cette composante majeure de la personnalité, qui conditionne nos rapports aux autres, se construit pendant l’enfance et ne change que très peu au cours de la vie », explique la docteure en psychologie fraîchement diplômée de la Faculté des sciences sociales et politiques. Or, son étude a permis de montrer qu’en fait, pendant la grossesse, ces modalités bougent énormément : « Il y a quelque chose de très intense qui se passe au niveau des remaniements psychiques. »
« La grossesse est une opportunité d’évoluer dans sa vie intérieure. »
Mathilde Pointurier, docteure en psychologie
Certes les stratégies d’attachement comptent autant de nuances qu’il y a d’individus sur terre, néanmoins la psychologie reconnaît quelques catégories générales. On parlera notamment d’attachement sécure, insécure, détaché, préoccupé, craintif, etc. « Durant ma recherche, j’ai par exemple rencontré des femmes qui s’étaient construites de manière très insécure dans leurs liens affectifs, illustre Mathilde Pointurier. Elles appréhendaient le lien à l’autre avec méfiance, retenue et beaucoup d’insécurité. Mais en fin de grossesse, ces stratégies d’attachement avaient complètement changé et étaient devenues sécures. Le bouleversement s’est effectué grâce à un travail psychique énorme, mais souvent inconscient. » De nombreux éléments sont en effet reconvoqués pour travailler en sous-marin durant la grossesse, le lien à nos propres parents par exemple, ou encore les souvenirs du bébé que l’on a été. Pour l’ancienne doctorante, la grossesse serait donc « une opportunité d’évoluer dans sa vie intérieure ».
Étudier la normalité
Pour ce travail de recherche, réalisé en cotutelle entre l’UNIL et l’Université de Bourgogne-Franche-Comté, la lauréate d’un contrat doctoral a volontairement choisi de se pencher sur des grossesses d’apparence ordinaire. « Comme 80% des grossesses se déroulent sans encombre sur le plan médical, il me semblait important d’étudier aussi cette normalité-là et de ne pas se concentrer uniquement sur les processus pathologiques, estime la jeune psychologue. D’autant que pour comprendre la pathologie de la souffrance, je pense qu’il faut d’abord s’intéresser au « processus normal » de la maternité. »
En collaboration avec le Centre hospitalier universitaire de Besançon et une équipe médicale de maternité, Mathilde Pointurier a ainsi suivi 30 femmes à leur domicile, toutes enceintes naturellement et pour la première fois, d’un bébé désiré, sans antécédents médicaux ou psychiatriques, vivant en couple et n’ayant pas eu de difficultés pour avoir l’enfant et/ou vécu de fausses couches en amont. « Il s’agissait également de femmes toutes très entourées socialement », précise la jeune chercheuse. Elle les a donc rencontrées à quatre reprises, de manière individuelle, pour des entretiens semi-directifs à des moments clés de la grossesse, soit au début de la grossesse, au huitième mois, un mois après la naissance du bébé et finalement trois mois après le début de cette nouvelle vie. Entre-temps, les futures mamans devaient également remplir différents types d’autoquestionnaires. Cet échantillon spécifique lui a ainsi permis de démontrer que même dans les cas où, d’un point de vue extérieur, la grossesse et l’arrivée du bébé s’étaient bien passées, les bouleversements au niveau psychiques avaient malgré tout été très forts. « De nombreuses sphères de la personnalité ont été touchées. Je ne m’attendais pas à observer des remaniements sous-marins non pathologiques si intenses », admet la jeune femme.
Quand la force vient de la fragilité
La découverte de ces bouleversements psychiques atteste encore davantage du caractère éminemment délicat de la période de grossesse. « C’est un moment de sensibilité très particulier. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui cette vision de la future maman va un peu à contre-courant de l’ère féministe dans laquelle on vit, reconnaît la spécialiste. La femme est appelée à être de plus en plus indépendante dans toutes les sphères de sa vie. Je trouve qu’on devrait peut-être s’inspirer davantage de certaines sociétés anthropologiques, qui recommandaient de se montrer prudent vis-à-vis de la femme enceinte. Dans de nombreuses cultures, on la préservait des émotions fortes, des mauvaises nouvelles, etc. Au regard de travaux en psychologie ou en biologie, ces sagesses anciennes ne sont pas dénuées de sens, et il serait vraiment dommage de les perdre. »
En effet, au niveau physiologique, les récepteurs à l’ocytocine bourgeonnent au fur et à mesure que la grossesse se développe. Et tant mieux, car il s’agit d’une hormone centrale dans le processus de maternité, tant sur le plan biologique du processus de l’accouchement, que sur la partie affective qui se met en place entre la mère et le bébé. Mais comme beaucoup d’hormones, l’ocytocine possède un inhibiteur : les catécholamines, soit les hormones du stress. « Cela invite à considérer le fait que le vécu psychique des événements durant la grossesse, notamment lorsqu’ils sont de nature stressante ou négative, impacte les processus physiologiques et hormonaux de manière directe », précise Mathilde Pointurier.
« Réalités psychique et corporelle ne font qu’un chez un individu et s’influencent continuellement. »
Mathilde Pointurier, docteure en psychologie
La chercheuse estime que dans notre société, le psychisme est encore trop dissocié du corporel et des processus physiologiques : « Or, réalités psychique et corporelle ne font qu’un chez un individu et s’influencent continuellement. » Un élément fondamental pour la chercheuse, notamment à notre époque, puisque la médicalisation créée autour de la grossesse n’a jamais été aussi importante. « Les examens sont nombreux et parfois sources d’inquiétudes pour la future mère. Ils doivent vraiment être dispensés avec beaucoup d’humanité et de respect. » D’autant que « la grossesse n’est pas une maladie ! »
Enjeux d’une société moderne
« Le soutien social pendant le post-partum est très important, et je pense que dans les cas où cet élément manque, cela complique son bon déroulement. Plusieurs travaux ont d’ailleurs montré qu’il est directement corrélé aux difficultés psychiques et psychopathologiques », rappelle Mathilde Pointurier. Malheureusement selon la chercheuse, l’isolement familial et culturel des nouveaux parents est davantage prononcé aujourd’hui : « Les jeunes vont faire des études de plus en plus loin et s’installent dans d’autres villes. » Donc la famille nucléaire, qui autrefois était un véritable facteur de soutien lors de l’arrivée d’un bébé, « n’a désormais plus autant l’occasion d’envelopper le petit cocon familial naissant ».
Par ailleurs, le flot d’informations constant auquel nous sommes confrontés représente selon la chercheuse un autre danger des temps modernes. « Entre Internet, les réseaux sociaux et les émissions de télé-réalité où l’on voit des accouchements filmés, la femme enceinte est sans cesse bombardée de discours contradictoires. Dans une période de grande perméabilité psychique comme celle-là, ça peut vite devenir délétère », considère la psychologue. D’autant que cela véhicule aussi de nombreuses idées préconçues autour de la naissance. « À mon sens, ça conditionne beaucoup à considérer d’emblée la naissance comme quelque chose de douloureux, voire de dangereux. Or souvent la réalité et le vécu se révèlent différents. Comme l’ont montré mes travaux, la naissance peut être une expérience très riche intérieurement. »
Pour aller plus loin sur le sujet des modalités d’attachement durant la maternité.