Professeure titulaire à l’UNIL et responsable de la communication du CHUV, Béatrice Schaad publie (In)hospitalités hospitalières – Conflits, médiation, réconciliation. Un ouvrage collectif qui revisite la relation entre soignés et soignants. Rencontre.
« Je crois profondément à la puissance des témoignages pour faire changer les choses », affirme d’une voix calme Béatrice Schaad, professeure titulaire en relations hospitalières à l’Institut des humanités en médecine. Elle nous reçoit à Lausanne, sur la terrasse boisée du bâtiment Champ de l’Air où se situe son bureau, à deux pas du site principal du CHUV (Centre hospitalier universitaire vaudois).
Depuis 16 ans, cette ancienne journaliste dirige le service de communication de cet établissement sanitaire. Dans ce vaste labyrinthe où fourmillent quelque 12’000 collaboratrices et collaborateurs, plusieurs dizaines de milliers de patients sont hospitalisés chaque année. Des problématiques de vie, de mort et de souffrance y sont gérées. Et parfois, des tensions émergent. « Nous observons que la confiance entre soignés et soignants, indispensable pour la réussite d’un traitement, peut être mise à mal. Vivre un conflit n’est jamais facile, pour toutes les parties prenantes. »
Thématique brûlante en Europe, notamment depuis le choc de la crise du Covid, l’insatisfaction que peut générer l’expérience de l’hôpital est abordée cette année dans (In)hospitalités hospitalières – Conflits, médiation, réconciliation (éditions RMS). Un ouvrage collectif, réalisé sous la direction de la professeure, qui esquisse des pistes pour préserver la qualité du lien entre patients et professionnels de la santé.
Regards croisés d’une vingtaine de plumes
Préfacé par Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste française, ce livre croise les regards d’une vingtaine d’autrices et d’auteurs. Parmi eux, des experts en gestion hospitalière ou du terrain clinique, comme l’ex-directeur du CHUV Pierre-François Leyvraz ou le chef du service de psychiatrie générale Michael Saraga. Mais aussi des spécialistes de la médiation et des humanités en médecine, à l’image des professeurs de l’UNIL Francesco Panese, Ralf Jox (directeur de l’IHM) ou de la sociologue Céline Bourquin. Y figurent également les signatures de Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de La Revue médicale suisse, de David Gruson, membre de la Chaire santé Sciences Po Paris et cofondateur de l’initiative Ethik-IA, ou encore la parole de l’helléniste Barbara Cassin, élue à l’Académie française, interviewée dans la postface.
(In)hospitalités hospitalières – Conflits, médiation, réconciliation, sous la direction de Béatrice Schaad. Édition RMS, mars 2023, 210 p.
« Cet écrit est un hommage à ses contributeurs et contributrices, qui ont beaucoup compté dans la mise sur pied de l’Espace de médiation du CHUV et de son développement », commente la cheffe de la communication.
À l’écoute du vécu
En 2012, une mère se livre à Béatrice Schaad. Elle lui décrit son sentiment lorsqu’une médecin lui annonce en sept minutes, dans un jargon médical et selon elle sans égards, la mort prochaine de son enfant. L’écoute de ce témoignage donne alors à notre interlocutrice l’impulsion de créer l’Espace patients et proches, renommé par la suite « Espace de médiation ». Situé dans le hall d’entrée du CHUV, ce lieu accueille toute personne – soignés comme soignants – qui rencontre une difficulté à l’hôpital et souhaite en parler. Les individus y sont écoutés, puis accompagnés au besoin dans un processus de médiation avec la partie en conflit. « Leurs doléances y sont répertoriées, anonymisées et analysées de façon systématique. Elles éclairent ainsi l’institution sur ses manquements, sur les pistes d’amélioration et permettent de développer des enseignements et des projets de recherche », précise la scientifique. À l’image de la thèse de doctorat qu’elle a soutenue en 2017 à l’UNIL.
En dix ans, plus de cinq mille personnes sont venues y partager leurs expériences. « La moitié d’entre elles témoignent pour que d’autres usagers n’aient pas à vivre les mêmes difficultés, dans un esprit de démocratie sanitaire. »
Un revirement inattendu
Au fil des années – et surtout depuis l’arrivée du Covid – le nombre de doléances enregistrées à l’Espace de médiation émanant de professionnels de la santé a fortement augmenté (jusqu’à 18% des demandes en 2021, contre 3% en 2012). Un revirement auquel la chercheuse ne s’attendait pas et qui a motivé la rédaction de ce livre. « Penser que le patient puisse exercer une certaine violence à l’égard des équipes de prise en charge constitue encore un tabou. C’est pourtant bien ce que l’on observe. »
Alors que les patients insatisfaits reprochent surtout un manque d’égards ou une communication déficiente de la part des équipes médicales, certains professionnels rapportent, eux, des tensions, de l’agressivité, des violences (essentiellement psychologiques) venant des personnes prises en charge. Par exemple, une remise en question systématique des choix de traitement ou des atteintes à la réputation.
« Sur les réseaux sociaux, les médecins peuvent voir leurs options thérapeutiques et leur relation avec un patient entièrement mises au jour, sans respect pour le secret des consultations », illustre-t-elle. « Un combat à armes inégales, puisque les professionnels sont tenus à la plus totale confidentialité. » Ne peut-on pas y voir un juste retour de force ? « La période de paternalisme médical qui a sévi dans le passé est aujourd’hui révolue, réagit l’experte en communication. La résolution d’un conflit ne peut se faire que dans le calme et dans un climat de confiance, pas sur la place publique. »
Revaloriser la relation
« Comment un tel climat d’hostilité a-t-il pu gagner l’hôpital, lieu pourtant emblématique de l’hospitalité ? » s’interroge Béatrice Schaad. Selon elle, ces réactions sont « symptomatiques de l’évolution d’un système de santé sous tension », caractérisé par une médecine toujours plus fragmentée, standardisée, où « chacun peine à trouver une place, un rôle et du sens ».
Le problème concerne notamment la communication, « qui, pourtant, est aussi ce qui fait le soin ». Sa qualité est menacée par la complexité de la prise en charge (chaque personne hospitalisée est potentiellement vue par 44 à 75 professionnels selon la littérature) et par les pressions de temps.
« La tarification suisse (Tarmed) prévoit cinq minutes pour les salutations à l’arrivée et au départ, les discussions, l’accompagnement du patient pour le confier à l’équipe soignante et les instructions données. Le temps accordé à la relation n’est pas valorisé économiquement, alors qu’il est indispensable ! »
Doit-on changer le système ? « Il faudrait l’améliorer, répond la spécialiste de santé publique. Tant qu’on ne réfléchira pas à la rémunération de la relation dans la consultation, et à ce qu’on définit comme « relation », la pression continuera d’opérer sur les professionnels et les patients. »
La médiation, une piste
Au vu de la pénurie annoncée de dizaines de milliers de blouses blanches d’ici 2040, peut-on encore espérer une évolution ? « Bien sûr, c’est pour cela que je me bats, rétorque l’ex-journaliste. La médiation, organisée comme elle l’est dans notre hôpital, a un effet vraiment positif, nous le voyons. Elle nous permet de travailler à l’amélioration de la prise en charge grâce à l’expérience des usagers. Elle offre à chacun la possibilité non seulement d’exprimer son vécu, mais aussi d’entendre celui de l’autre partie, de comprendre ses intentions, ses contraintes, ses regrets. Dans la grande majorité des cas, cela restaure la confiance de façon durable. »
Le livre (In)hospitalités hospitalières – Conflits, médiation, réconciliation s’adresse à toute personne préoccupée par la préservation de l’hospitalité dans la société ou qui souhaite aborder l’hôpital sans risquer d’en souffrir.
À l’UNIL, l’expérience des patients forme les médecins de demain
L’étude des doléances exprimées à l’Espace de médiation du CHUV a permis à Béatrice Schaad et son équipe de construire un enseignement d’une centaine d’heures, intégré depuis 2019 dans le cursus de médecine de l’Université de Lausanne. Un programme sur mesure, conçu sur la base des témoignages recueillis, « qui à notre connaissance n’existe nulle part ailleurs en Suisse, ni en Europe. En le proposant, l’UNIL et le CHUV font office de pionniers ». En partant de cas réels et anonymisés, les apprenties et apprentis médecins étudient ainsi les spécificités du conflit en milieu hospitalier, les souffrances qu’il peut générer pour les deux parties, le savoir-être ou encore les modèles et antimodèles sur le terrain.
Depuis 2021, d’autres formations ont également vu le jour. Un cours à option, développé avec le professeur Jacques Fellay (UNIL-EPFL) et le docteur Romain-Daniel Gosselin (CHUV), stimule les réflexions des médecins en herbe sur la place de l’intelligence artificielle dans la relation thérapeutique et sur l’absence de neutralité dans la technologie. Une sensibilisation à l’effet des conflits entre médecins et soignants sur le patient a aussi été proposée en phase pilote, en partenariat avec la Haute École de santé Vaud. Enfin, un cours développé en collaboration avec l’École hôtelière de Lausanne forme depuis une année certaines équipes du CHUV à l’art de l’accueil.
Béatrice Schaad, bio express
- 1967 Naissance à Nyon
- 2002 Devient rédactrice en chef adjointe de L’Hebdo
- 2006 Formation à la Harvard School of Public Health, aux États-Unis
- 2007 Création du service de communication du CHUV
- 2017 Soutenance d’une thèse en sciences de la vie à l’UNIL
- 2019 Nommée professeure titulaire en relations hospitalières, en charge de la recherche et l’enseignement (UNIL-CHUV-IHM)