Véritable pionnier de la médecine palliative en Suisse, Gian Domenico Borasio, professeur au sein de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL et chef de service au CHUV, a tiré sa révérence fin septembre, lors de sa leçon d’adieu. Portrait d’un homme altruiste, qui incarne une approche humainement pragmatique de la mort.
« Je vais terminer cette leçon d’adieu comme j’ai eu le privilège de travailler pendant 12 ans et demi au CHUV… » Après quelques secondes, précisément calculées, le professeur, fraîchement honoraire, ajoute d’un air malicieux : « À ma façon ! » D’une voix de stentor parfaitement maîtrisée, il entame alors My Way.Et à mesure que le classique de Sinatra envahit les murs de l’auditoire César Roux en ce dernier jeudi de septembre, les paroles qui s’y élèvent semblent se faire l’écho de la riche carrière qu’elles clôturent.
« Gian Domenico Borasio est un véritable serial créateur de chaires académiques »
Manuel Pascual, doyen de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL
Près de 25 ans durant, Gian Domenico Borasio a travaillé en côtoyant la mort au quotidien. Pionnier du domaine des soins palliatifs en Suisse, il a dirigé depuis 2011 le service éponyme du CHUV et contribué au développement de l’enseignement de base en médecine palliative au sein de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL (FBM). Un véritable « serial créateur de chaires académiques », pour reprendre les mots du doyen de la FBM, Manuel Pascual. Si aujourd’hui le service des soins palliatifs du CHUV compte plus de 70 collaborateurs et collaboratrices, au moment où le directeur a pris ses fonctions, « il ne comptait qu’une douzaine de personnes », se souvient-il. Mais surtout, Gian Domenico Borasio a su « insuffler aux soins palliatifs une vision profondément humaniste en insistant sur la prise en charge du corps et de l’esprit », a également souligné Manuel Pascual durant cette leçon d’adieu.
Le plus beau cadeau
Lorsque qu’il s’exprime, Gian Domenico Borasio le fait avec une détermination bienveillante, paisible et pleine de vie à la fois. Devant un auditoire, ou entre les quatre yeux d’une interview, on ne discerne nullement le poids d’un quotidien passé au chevet de patients en attente de leur ultime rendez-vous. À son contact on découvre au contraire un professionnel enjoué, qui sans aucun doute a su trouver, au cours de sa carrière, le bon équilibre entre une approche à la fois pragmatique et pleinement humaine de la mort. « On peut avoir de la compassion tout en conservant une posture professionnelle, considère-t-il. Et ça ne m’a jamais pesé car je suis conscient de mes limites. Mes patients ne sont pas mes proches et je ne peux pas vivre ce qu’ils vivent. Je peux essayer de me mettre dans leurs mocassins, mais ça sera toujours incomplet. Ce que je peux faire, c’est les écouter, de manière active et sans préjugé. S’ils se sentent entendus, c’est déjà beaucoup. »
Un équilibre qui se trouve, selon lui, en faisant face à certains questionnements. « La mort, c’est quelque chose que je connais très bien, et pour la côtoyer au quotidien, il est nécessaire d’avoir réfléchi à sa propre finitude, estime-t-il. Ce qui, à mon avis, est incontournable dans la médecine en général, voire dans l’ensemble du système de santé. » Mais au-delà, le travail en soins palliatifs pousse aussi à s’interroger sur sa spiritualité personnelle « car il s’agit d’une question fondamentale pour les patients ».
« Presque tout ce que je sais de la vie, je l’ai appris de mes patients »
Gian Domenico Borasio
La méditation occupe ainsi une place importante dans la vie de Gian Domenico Borasio. Une pratique dont il a un jour découvert la richesse grâce à l’un de ses patients, paralysé des bras et des jambes. « J’avais été interpellé par son calme et sa paix intérieure, se souvient-il. Il m’a confié que grâce à la méditation sa qualité de vie était meilleure qu’avant la maladie, et cela malgré ses lourds handicaps. » Un souvenir marquant, qui continue aujourd’hui encore de l’habiter. « Presque tout ce que je sais de la vie, je l’ai appris de mes patients », admet-il reconnaissant.
Ainsi, qualifier sa profession de « difficile » relève donc à ses yeux davantage du mythe que de la réalité. « En vérité c’est un énorme cadeau. On côtoie des personnes qui nous donnent beaucoup plus que ce qu’on peut leur offrir. Quelquefois je me dis même qu’on devrait payer pour faire ce travail. » Au fil des années, ses patients lui ont en effet permis de prendre conscience des valeurs essentielles de la vie. Celles dont on ne mesure la portée souvent que trop tardivement. L’instant présent. Les relations humaines. L’altruisme. L’Amour.
« Des soins quoi ? »
Neurologue de formation, Gian Domenico Borasio a débuté sa carrière à Munich dans la recherche fondamentale en neurobiologie moléculaire. Au fil de sa pratique clinique, il a commencé à déceler différentes possibilités d’amélioration de la qualité de vie des patients. Petit à petit, il s’y est attelé. Amusé, le professeur honoraire se souvient du jour où la porte de sa future vocation s’est alors dessinée clairement sous ses yeux. « En fait, ce que tu fais avec tes patients, ce sont des soins palliatifs ! » lui lance par hasard un de ses collègues. Intrigué, l’ancien neurologue le dévisage alors : « Des soins quoi ? »
« Les soins palliatifs posent des questions parfois déplaisantes »
Gian Domenico Borasio
Interpellé par cette discipline émergente, pleinement en accord avec sa vision de la médecine, Gian Domenico Borasio n’a pas hésité longtemps avant de s’en saisir. Ce qui, sous sa tutelle, a d’abord pris la forme d’un groupe de travail, constitué à l’hôpital de Munich, s’est ensuite transformé en service de consultations, puis en petite unité, jusqu’à devenir finalement un véritable centre pour la prise en charge pluridisciplinaire des patients en fin de vie. Mais en dépit du succès académique rencontré, le spécialiste s’est vite rendu compte qu’il y avait une certaine réticence envers les soins palliatifs à l’université de Munich. « Parce qu’il s’agit d’une discipline qui pose des questions parfois déplaisantes, en rapport notamment avec l’acharnement thérapeutique. »
C’est ce constat qui l’a donc poussé, en 2011, à rejoindre Lausanne. Au sein du CHUV, il voyait alors « un véritable intérêt à soutenir les soins palliatifs ». Et aujourd’hui il ne s’en cache pas : « Ces 12 ans et demi auront clairement été les meilleurs de ma vie professionnelle. » Désormais en retraite partielle, Gian Domenico Borasio est retourné à Munich pour se rapprocher de sa compagne et de sa fille unique, âgée de 25 ans. Il poursuit néanmoins sa collaboration avec l’UNIL et le CHUV afin de terminer un mandat de recherche soutenu par le Fonds national suisse (FNS) et constitué de cinq sous-projets, sur l’altruisme des patients en fin de vie.