Vice-doyenne à la Faculté des HEC, professeure au sein du Département marketing, Felicitas Morhart poursuit une réflexion sur l’avenir et la réalité du luxe dans notre société.
Voici une petite année, au printemps 2020, la professeure Felicitas Morhart a fondé le Swiss Center for Luxury Research, dont l’objectif est de soutenir la réflexion, l’éducation et la recherche sur le luxe, mais également de guider et d’encourager les évolutions actuelles et futures de ce secteur si particulier. Basé à la Faculté des HEC de l’UNIL, issu d’un partenariat public-privé avec le média digital Luxury Tribune, ce nouveau centre de compétences fonctionne en réseau avec plusieurs partenaires très impliqués dans ce domaine, issus des universités et hautes écoles suisses. Il ambitionne de devenir le think tank de l’industrie helvétique du luxe en vue de positionner celle-ci au même niveau que le secteur concerné en France, en Italie ou en Allemagne.
Un objet de recherche à part entière
«Le luxe ne peut pas être appréhendé uniquement avec les outils du marketing général. Il fallait en faire un objet de recherche à part entière et lui donner une visibilité académique qui manquait en Suisse», souligne Felicitas Morhart. Covid oblige, nous sommes toutes les deux confinées et fort peu apprêtées alors que le sujet, on va le voir, nous entraîne aussitôt vers ces séduisantes contrées où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté…
Gaspillage ou supplément d’âme ?
Citer Baudelaire n’est pas incongru tant l’industrie du luxe se cherche un supplément d’âme dans une relation de plus en plus étroite avec le monde des arts. Chanel, par exemple, a lancé une série de vidéos où des personnalités associées à la beauté et au luxe viennent évoquer leur rapport à la littérature. Sans hésiter, la maison a ouvert le bal avec la princesse Charlotte Casiraghi. « L’analogie est judicieuse, car les produits de luxe font signe vers la rareté, le charisme, l’esthétisme, la fantaisie, la création », suggère Felicitas Morhart. Il s’agit selon elle de limiter l’association potentiellement vulgaire et immédiate entre l’univers du luxe et celui des grosses fortunes. « Plus on regardera le luxe comme un art, moins on parlera d’argent, et mieux on fera oublier les excès du luxe pour le placer quasiment hors de toute critique », glisse la spécialiste. Car critique il y a, et ce n’est pas du luxe si l’on songe au gaspillage généré par les consommateurs sur une planète où tant d’autres n’ont rien ou si peu…
Le péril de la décadence
C’est d’abord une question de contexte : on n’adopte pas des comportements ostentatoires dans un environnement délabré, on évite de choquer, de transgresser « le sentiment moral autour de soi », suggère la chercheuse, qui mène en ce moment une étude sur la notion de décadence, ou quand la perception d’un luxe totalement déconnecté bascule dans la réprobation. Mais qu’en est-il lorsque la planète elle-même est affectée par nos consommations débridées ? « Si une marque de luxe se positionne trop sur la durabilité, elle risque de diluer son image. Pourtant, il y a un créneau durable hors des diamants, du crocodile ou des voitures clinquantes », esquisse-t-elle. Une nouvelle clientèle se révèle plus sensible aux dimensions artisanales et patrimoniales du luxe, au point d’apprécier le second hand, qui permet à des objets sans âge de traverser le temps. « Une montre de très grand luxe n’est pas un produit qui répond simplement à la pulsion de posséder, c’est un objet que l’on pourra transmettre en héritage. Dans le même esprit, un sac Gucci sur le marché de seconde main sera accessible à une adolescente lasse de la fast fashion, qui est l’antithèse du luxe », résume la professeure.
Une expérience divine
Car nous parlons d’une industrie qui ne vise pas le plus grand nombre, au contraire: « C’est le secteur même de la distinction et de la stratification sociale », souligne la professeure. Il peut inclure des éléments de durabilité, par exemple à travers des matières qui résistent au lavage et à l’usage, ou des objets exigeant un apprentissage, comme on le voit dans certains hôtels qui proposent des lieux feutrés aux allures de bibliothèque où l’on apprend à choisir un cigare ou à mieux connaître les vins. Felicitas Morhart cite un établissement à Andermatt… et un petit voyage virtuel sur place nous plonge dans les superlatifs, quand même la simple boue de tourbe utilisée en massage prend des allures de matière précieuse ; les mots choisis pour décrire ce lieu sur Internet flirtent tous avec l’exceptionnel, le fantastique, l’unique, l’inoubliable, voire carrément le secret, accessible aux plus fins connaisseurs et initiés. Ce voyage au cœur du luxe extrême suggère l’effacement de la mort elle-même, expulsée de la pensée dans un cadre paradisiaque qui suspend toute idée de souffrance, voire toute limite humaine dans la promesse d’une accessibilité 24 heures sur 24 aux services fournis à une clientèle déifiée.
Le luxe ultime
Mais le luxe ultime, dans nos sociétés survoltées, n’est-il pas précisément lié au temps ? Celui de produire un bel objet, celui qu’il faudra pour l’acheter si l’on ne dispose pas d’un compte en banque illimité et celui que l’on prendra pour le contempler et le savourer ici-bas en songeant, peut-être, aux enfants qui en profiteront plus tard. Et même de plus en plus tard, si l’on en croit cette nouvelle industrie qui s’affirme dans le créneau : « Les pharmas s’emparent du luxe, non seulement avec des crèmes sophistiquées, mais aussi le botox et la chirurgie, toute une technologie visant à booster la beauté, à freiner le vieillissement et accroître la performance », décrit Felicitas Morhart.
Le silence et le temps
Encore une affaire de contexte : le temps dilaté et le silence sont des valeurs inestimables dans un monde bruyant et pressé. Le luxe se pare alors de spiritualité, de zénitude dématérialisée, il devient une sorte de quête de soi loin de la foule déchaînée. En ce sens, ce secteur si particulier peut « inspirer d’autres industries et les aider à mettre en avant des valeurs plus authentiques et durables », conclut la professeure.