« Ce qu’on ne mesure pas, on ne le protège pas »

Il faut comprendre « les lois de la gravité économique » pour sortir de « l’improvisation énergétique et écologique », estime le professeur Sébastien Houde. Interview.

Il faut comprendre « les lois de la gravité économique » pour sortir de « l’improvisation énergétique et écologique ». Les explications de Sébastien Houde, professeur au Département d’économie, et sa vision personnelle en fin d’interview.

Dans la mesure où nul ne peut prédire les changements technologiques et leurs impacts réels, ni maîtriser démocratiquement et à vue humaine les comportements associés à des valeurs individuelles et collectives, l’économie des ressources et de l’environnement propose de découper les problèmes complexes en sous-problèmes que nous pouvons comprendre et étudier. Le point avec le professeur Sébastien Houde, spécialiste de cette discipline exigeante et mise sous pression par l’aggravation de la crise climatique et environnementale.

Pourriez-vous relater la naissance de l’économie de l’environnement ?

En 1952, déjà, le groupe de réflexion américain Resources for the Future fut créé et posa la question de l’extraction des ressources naturelles, de leur raréfaction et du souci des générations futures quant à l’utilisation de ces ressources finies. Dix ans plus tard, le livre de la biologiste Rachel Carson Silent Spring sonne l’alarme contre les pesticides et sur la crise de la biodiversité. Cela conduira à la création de l’Environmental Protection Agency aux États-Unis et à l’adoption de lois pour la protection de l’environnement. Dans ce sillage, des économistes comme Kenneth Arrow développèrent un cadre pour procéder à des analyses coûts-bénéfices et ainsi justifier le niveau adéquat de protection de l’environnement et de la santé. Ces travaux donnèrent naissance aux champs de l’économie des ressources et de l’environnement, auxquels je me rattache et qui aujourd’hui sont au cœur des questions liées à la crise climatique et écologique.

Quel fut l’apport en 1972 du Club de Rome ?

Il y a deux questions qui sont centrales pour l’économie des ressources et de l’environnement. À quel point l’innovation peut-elle soutenir notre niveau d’utilisation du capital naturel ? Et quelle valeur devons-nous assigner à l’environnement dans nos échanges ? Ces questions perdurent depuis des décennies. En fait, depuis le rapport du Club de Rome, en 1972, qui développe un cadre basé sur la conscience d’un stock fini et rejetant l’idée que l’innovation technologique, issue de l’ingéniosité humaine, représente un substitut au capital naturel.

Cette discipline peut donc éclairer les arbitrages publics ?

Pour simplifier, l’économie de l’environnement aide à calculer le meilleur ratio en termes de bénéfice environnemental versus les coûts sur les plans physique, humain et social d’une politique donnée. Le but de la discipline est de développer des outils pour guider les décisions publiques dans les arbitrages entre différents types de capital : le capital naturel (l’environnement, les ressources naturelles, la biodiversité), le capital physique (la production, la finance, tous les biens matériels et services créés par l’exploitation et l’extraction du capital naturel), le capital humain (nos connaissances et savoir-faire) et le capital social (notre relation à l’autre). Le capital naturel est cependant le socle des autres capitaux et doit être placé au centre des échanges économiques.

Le capital naturel est essentiel… mais on ne peut pas nier les autres dimensions physique, humaine et sociale.

Une partie importante du travail de l’économiste de l’environnement est de comprendre et quantifier les effets de rétroaction entre le capital naturel et les autres capitaux. Pour ce faire, il faut étudier les comportements individuels et collectifs, le rôle des institutions (formelles et informelles) et la technologie. Tous ces facteurs se modifient parfois de manière très lente, parfois rapide, mais surtout de façon interconnectée et complexe. Nous ne maîtrisons pas le changement comportemental et technologique. Notre but est donc d’identifier et d’établir des liens de causalité entre certaines politiques et les effets souhaités. Pour ce faire, il faut découper les problèmes complexes en sous-problèmes que nous pouvons comprendre et étudier.

Vous affirmez la nécessité de découper le problème. Comment ?

D’abord en tenant compte de l’interpénétration des quatre dimensions que sont le capital naturel, le capital physique, le capital humain et le capital social. Ensuite, il faut se focaliser sur certaines politiques, institutions et / ou mécanismes et appliquer une approche scientifique où la collecte et l’analyse des données sont préconisées. Ce qu’on ne mesure pas, on ne le protège pas. Il faut ensuite prendre en compte ce que j’appelle les lois de la gravité économique. L’économie est la science des échanges. Un modèle économique est une représentation des comportements des agents économiques (ménages, entreprises, gouvernements) qui agissent de façon décentralisée. Ces comportements représentent autant de contraintes qu’on ne peut pas simplement balayer. Alors comment intervenir ? Un exemple simple : si on pense qu’une taxe sur le CO2 peut réduire les émissions de gaz à effet de serre, il faut en expliquer le mécanisme et évaluer son niveau pour atteindre nos objectifs. On ne peut répondre à ces questions qu’avec les données, l’expérimentation et des modèles économiques qui représentent les comportements des ménages, entreprises et gouvernements.  

Peut-on planifier la décroissance au niveau global ?

Je ne crois pas. Mon problème avec cette idée est surtout le verbe « planifier » ; il me semble en effet que nous sommes présentement au milieu de ce que j’appelle l’improvisation énergétique, et non la transition énergétique. Nous avons une très bonne idée de ce que nous devons faire pour nous décarboniser plus rapidement en combinant les changements de comportement et technologiques. Planifier cette décarbonisation s’avère cependant problématique. Les comportements sont difficiles à modifier et le changement technologique est dur à contrôler. Les institutions économiques, politiques, juridiques qui régissent nos échanges, mais aussi nos valeurs et cultures, notamment celles qui placent l’humain au-dessus de la nature, contraignent ces changements. Pour ce qui est de l’idée de tout remplacer, notamment le système capitaliste, pour permettre une décroissance planifiée, je trouve ce raisonnement naïf et aussi paradoxal.

Quelle est donc votre vision ?

Je suis loin de faire l’éloge des excès du système actuel, mais je crois que le réformer à petits pas avec une approche démocratique et pragmatique est la façon d’avancer. Ma vision pour le long terme serait de réformer le capitalisme extractif pour un capitalisme qui serait régénératif. Ce que je trouve paradoxal dans ce débat est cependant l’échelle temporelle. Dans l’urgence de faire bouger les choses, je préfère me concentrer sur les politiques et l’analyse de solutions dans un horizon de temps d’un à vingt ans. C’est en fait ce que font en grande partie mes collègues économistes de l’environnement. Nous travaillons à quantifier les coûts et bénéfices de mesures concrètes pour adresser la crise climatique et écologique. Dans un monde avec des ressources finies, identifier les politiques avec le meilleur ratio bénéfices versus coûts me semble une façon pragmatique d’avancer.

Lire aussi nos entretiens avec la professeure Kenza Benhima et la doyenne de la Faculté des HEC, Marianne Schmid Mast.