Narration à la première personne

Par Gilles Philippe

L’usage commun nomme récit à la première personne une fiction dont le narrateur est aussi le protagoniste; le je y relate tout ou partie de sa propre histoire. Par extension, la catégorie s’emploie parfois pour désigner un récit dont le narrateur n’est ni le protagoniste ni même un des acteurs, mais qui rapporte les événements comme témoin ou conteur de première ou de seconde main. Rappelons pour mémoire que, dans Figures III (1972), Gérard Genette avait posé une distinction à laquelle certains se réfèrent encore: est dit hétérodiégiétique un narrateur qui ne s’attribue aucun rôle dans le récit (tout en restant susceptible d’y apparaître, au moins par métalepse), homodiégétique un narrateur qui appartient aussi au monde du récit; si, dans ce second cas, il est de surcroît le protagoniste, l’étiquette peut alors se préciser en autodiégétique.

L’atteste une célèbre citation de Genette, l’extension de la catégorie peut être si grande que celle-ci en vient à perdre tout caractère discriminant voire opératoire: “à mes yeux tout récit est, explicitement ou non, ‘à la première personne’, puisque son narrateur peut à tout moment se désigner lui-même par ledit pronom” (1983: 65). Il est cependant peu probable qu’une simple intrusion dite “d’auteur”, comme on en trouve par exemple fréquemment chez Balzac, suffira à donner au lecteur commun le sentiment d’avoir affaire à un récit à la première personne, pas plus que Pêcheur d’Islande de Pierre Loti (1886) ne cesse d’être reçu comme un récit à la troisième personne parce qu’apparaît tout à coup, ex abrupto, un narrateur que rien ne laissait attendre: “… Aussi bien, je ne puis m’empêcher de conter cet enterrement de Sylvestre que je conduisis moi-même là-bas, dans l’île de Singapour” (III-3).

De tels exemples – ou d’autres plus extrêmes encore et, à ce titre, mieux connus – nous obligent en tout cas à prendre acte de l’évidente nécessité qu’il y a de nuancer la dichotomie, fondée au demeurant sur un faux parallèle, qui oppose généralement les récits à la première et à la troisième personne: ce n’est que dans les dernières pages de La Peste d’Albert Camus (1947) que l’on apprend que le narrateur de la chronique en était un des personnages; dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet (1957), le récit est conduit par un narrateur qui en est aussi le personnage central, bien que, par un tour de force, il ne soit jamais directement mentionné. Mais de tels jeux ne fonctionnent précisément que parce que la distinction entre récit à la première et récit à la troisième personne est centrale pour la lecture commune; elle reste d’ailleurs retenue comme légitime par l’historiographie des formes fictionnelles.

On doit à Sylvie Patron (2016) d’avoir pris la pleine mesure des débats, longs, complexes, parfois très vifs, qui ont entouré ou entourent encore la notion de narrateur. On ne saurait y revenir ici, d’autant qu’on a d’emblée compris qu’il était plus sage de réserver l’étiquette de “narration à la première personne” aux récits dont le narrateur est aussi le protagoniste, avec cette seule précaution qu’il faut ici minimalement nuancer le verbe est, puisque dans une phrase comme “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”, le je qui se souvient n’est pas celui dont il est question dans la phrase; le prédicat “se coucher de bonne heure” ne s’applique pas ou plus à lui. C’est à la réflexion narratologique de langue allemande que l’on doit d’avoir pris acte très tôt de la nécessité de distinguer je-narré (erzähltes ich) et je-narrant (erzählendes ich), le second méritant seul le nom de narrateur (ich-Erzähler), tandis que le premier partage bien des traits avec la troisième personne.

Parmi les très nombreux travaux qui ont marqué le développement de la réflexion sur la narration à la première personne (voir à nouveau Patron 2016), certains ont connu une postérité critique plus importante, généralement parce qu’ils furent les plus contestés. On n’en prendra ici que deux exemples, anciens et congruents, l’un allemand, l’autre polonais, notamment parce qu’ils donnent accès à des problématiques récurrentes dans les études qui ont ensuite été consacrées à ce type de récit. Dans Logik der Dichtung (1968), Käte Hamburger soutient que la narration à la première personne standard (celle qui obéit à un projet qui se donne comme autobiographique) ne ressortit pas au même régime de fictionnalité que la narration à la troisième personne standard (celle qui ne fait pas apparaître de narrateur), puisqu’elle “feint” d’être le produit d’un acte d’énonciation qui garantit la réalité de ce qui est conté. Cela a pour conséquence, par exemple, que le narrateur n’y raconte pas les événements pour eux-mêmes mais en tant que ceux-ci lui semblent intéressants, ou encore que le récit à la première personne ne devrait pas emprunter le filtre subjectif de personnages tiers ou donner accès au discours intérieur d’un de ceux-ci (la question fut plus tard reprise dans Cohn 1978).

Si Hamburger procède à une radicalisation de l’opposition entre narration à la première et narration à la troisième personne (pour elle, par exemple, les temps du passé n’ont pas la même valeur dans l’un et l’autre cas), cela ne la conduit nullement à nier l’existence de récits à la première personne qui emprunteraient les outils stylistiques des récits à la troisième. Sa démarche nous invite au contraire à penser cette tension et nous donne les moyens de le faire. Ainsi attire-t-elle vigoureusement notre attention sur le fait qu’un récit à la première ne présente pas les mêmes attendus stylistiques qu’un récit à la troisième personne. Il ne s’agit pas seulement ici de devancer l’opposition proposée par Benveniste entre histoire et discours (1959), ni même de dégager un “appareil formel” propre au second (1970): personnes de premier et deuxième rangs, marques de l’ostension, flexions verbales et adverbiaux spatio-temporels qui prennent repère sur le moment ou le lieu de locution, types de phrase ou marques modales présentant l’évaluation par le locuteur du contenu asserté. Il s’agit surtout de faire valoir que les modalités rédactionnelles ne sauraient être les mêmes dès lors qu’un je relate les faits.

Si le travail de Hamburger nous permet de poser la question de la narration à la première personne en termes prioritairement linguistiques ou stylistiques, un texte également ancien de Michał Głowiński nous permet d’en mieux mesurer les enjeux proprement génériques. Dans un essai de 1967, Głowiński soutenait que, contrairement au récit à la troisième personne, le récit à la première procède nécessairement par “mimésis formelle”, c’est-à-dire qu’il emprunte toujours des formes narratives déjà attestées: le récit autobiographique ou mémoriel à l’évidence (par exemple, Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline en 1932), mais aussi le journal intime (par exemple, La Nausée de Jean-Paul Sartre en 1938), ou encore la lettre-confession si souvent utilisée par les romanciers du XIXe siècle et que l’on retrouve, par exemple, dans Le Nœud de vipères de François Mauriac en 1932. Mais les formes “imitées” ne sont pas nécessairement littéraires ni même écrites, puisque le récit à la première personne peut aussi prendre les allures d’un skaz inspiré de la pratique orale (en 1956, La Chute d’Albert Camus se donnait ainsi comme un propos adressé à un interlocuteur) ou d’un monologue intérieur (en 1887, Édouard Dujardin en donnait, avec Les lauriers sont coupés, la première attestation de langue française).

Bien que de façon moins centrale, l’essai de Głowiński nous invite aussi à poursuivre la réflexion dans deux autres directions. La première, c’est celle de l’opposition entre récits factuels et récits fictionnels. Nous l’avons dit d’emblée, la catégorie de “récit à la première personne” ne s’emploie guère que pour les textes de fiction, sans doute parce qu’ils sont les seuls pour lesquels un choix peut s’être posé: Kafka a d’abord entrepris à la première personne la rédaction du Château (1926); À la recherche du temps perdu (1913-1927) ou L’Étranger (1942) ont puisé dans des tentatives à la troisième. Mais si les récits de fiction à la première personne se réduisent à des énonciations « feintes » (Hamburger) ou « mimétiques » (Głowiński), comment peut-on les distinguer des récits factuels? La question n’a cessé d’être posée (voir par exemple Cohn 1999); elle engage toute une théorie de la fiction. Est-ce une marque para- ou extratextuelle (un sous-titre générique, par exemple, ou un discours d’accompagnement)? Est-ce simplement la différence entre le nom du narrateur et celui de l’auteur? On sait qu’elle fut mise à mal par l’apparition de l’autofiction à la fin du xxe siècle. En 1975, Philippe Lejeune la voyait, pour sa part, dans le “pacte de sincérité” ou “de vérité” qui régissait la relation entre l’auteur de l’autobiographie et son lecteur.

Si l’on ne veut pas sortir du texte lui-même ni évoquer une possible plus grande “littérarité” formelle de la prose fictionnelle au je, on peut au moins, voire au mieux, chercher cette différence dans les tensions qui traversent volontiers les textes de fiction. Bien que chacune des phrases ouvrant les premiers chapitres de L’Étranger contienne ainsi un aujourd’hui (sur le mode : “Aujourd’hui, maman est morte”), la suite du récit ne conserve pas cette allure de journal intime, et l’on ne comprend jamais à quel moment le récit a pu être produit ni pourquoi les sentiments du je-narrant restent impénétrables, etc. En partant de “transgressions” relevées dans des récits de fiction s’inscrivant a priori dans le modèle autobiographique standard (l’accès, par exemple, à la pensée d’autrui), Henrik Skov Nielsen (2004) a même suggéré qu’il est souvent indispensable de convoquer derrière le je une “voix impersonnelle” qui s’en distingue; on peut être tenté dans de tels cas de parler de surnarrateur.

La proposition est intrigante; elle heurte un des points de départ de Głowiński, selon lequel le récit de fiction à la première personne ne saurait être lu comme une citation (même dans les cas d’enchâssement: quand il y a, par exemple, recours au topos du manuscrit retrouvé, comme dans l’Adolphe de Benjamin Constant en 1816), selon lequel surtout le récit à la première personne n’invite jamais à construire d’instance énonciative de niveau supérieur. Il n’est pourtant pas illégitime de postuler une sorte d’archi-énonciateur derrière un texte comme L’Étranger, instance à laquelle on peut prêter certains effets de sens du récit que l’on ne veut pas attribuer à Meursault comme je-narrant ni faire remonter à l’auteur indiqué sur la couverture. On est proche ici de la notion d’auteur implicite ; cette couche énonciative supérieure explique que l’on accède à des informations qui devraient être hors du champ du je-narrant (notamment dans le cadre d’un récit de type autobiographique) ou que celui-ci ne devrait pas avoir à expliciter (notamment dans le cadre d’un journal intime, d’un monologue, etc.).

L’essai de Głowiński s’achevait sur un appel à compléter la perspective strictement descriptive par une perspective diachronique, prenant acte de l’évolution, au fil du temps, de notre sensibilité aux formes littéraires. Ainsi n’est-ce sans doute pas un hasard si la fiction à la première personne ne s’est affirmée qu’au début du XVIIIe siècle, s’illustrant par exemple en France par les chefs-d’œuvre de Marivaux (La Vie de Marianne, 1731; Le Paysan parvenu, 1734) ou de l’abbé Prévost (Manon Lescaut, 1731). Pour René Démoris (2002), ces romans-mémoires témoignent d’une société qui fait de plus en plus de place à l’individu: ils mettent en scène des destins singuliers qui autorisent précisément leur protagoniste à dire je et à conter ses propres aventures. Pour Philippe Gasparini également (2004, 2020), le brouillage introduit par l’autofiction ne se comprend que dans la ressaisie des avatars du roman autobiographique. Et l’on veut bien croire que ce nouveau genre emblématise une sensibilité “postmoderne”, dont témoignerait également la subjectivisation des écritures historiques, où le je s’affiche de plus en plus (Traverso 2020), sans que l’on bascule pour autant dans la narration à la première personne au sens que nous avons d’emblée retenu.

Références

Benveniste, Émile (1959), “Les relations de temps dans le verbe français”, Bulletin de la Société Linguistique de Paris, no 54 (1), p. 69-82.

Benveniste, Émile (1970), “L’appareil formel de l’énonciation”, Langages, n17, p. 12-18.

Cohn, Dorrit (1978), “Consciousness in First-Person Texts, in Transparent Minds: Narrative Modes for Presenting Consciousness in Fiction, Princeton, Princeton University Press, p. 143-266.

Cohn, Dorrit (1999), “The First-Person Regime”, in The Distinction of Fiction, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, p. 30-37.

Démoris, René (2002), Le roman à la première personne (du classicisme aux Lumières), Genève, Droz, 2002 (1re édition: Paris, Armand Colin, 1975).

Gasparini, Philippe (2004), Est-il je? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil.

Gasparini, Philippe (2020), Poétiques du je. Du roman autobiographique à l’autofiction, Lyon, Presses Universitaires de Lyon.

Genette, Gérard (1972), Figures III, Paris, Seuil.

Genette, Gérard (1983), Nouveau discours du récit, Paris, Seuil.

Głowiński, Michał (1967), “On the First-Person Novel” (traduit du polonais par Rochelle Stone), New Literary History 9, 1977, p. 103-114; “Sur le roman à la première personne”, (traduit de l’anglais par Alain Bony), Poétique 72, 1987, p. 497-506.

Hamburger, Käte (1968), Die Logik der Dichtung, Stuttgart, Klett (1re édition 1957); Logique des genres littéraires (traduit de l’allemand par Pierre Cadiot), Paris, Seuil, 1986.

Lejeune, Philippe (1975), Le pacte autobiographique, Paris, Seuil.

Patron, Sylvie (2016), Le narrateur, un problème de théorie narrative, Limoges, Lambert-Lucas (1re édition: Le narrateur. Introduction à la théorie narrative, Paris, Armand Colin, 2009).

Skov Nielsen, Henrik (2004), “The Impersonal Voice in First-Person Narrative”, Narrative no 12 (2), p. 133-150.

Traverso, Enzo (2020), Passés singuliers. Le Je dans l’écriture de l’histoire, Montréal, Lux Éditeur.

Pour citer cet article

Gilles Philippe, “Narration à la première personne”, Glossaire du Rénaf, mis en ligne le 17 septembre 2022, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2022/09/narration-a-la-premiere-personne/