Par Mila Glassey, Sylvie Strasser, Sofia Verissimo
Une école inclusive encore conditionnelle
L’école inclusive repose sur un principe simple : l’institution doit s’adapter à la diversité des élèves, et non l’inverse.
Pourtant, la mise en œuvre de ce principe reste un défi. Cette recherche interroge la manière dont des enseignant·e·s du secondaire II, sans formation spécialisée, perçoivent le handicap visuel et l’intégration d’élèves malvoyant·e·s ou non-voyant·e·s dans leurs classes dites “ordinaires”.
L’école inclusive est un modèle éducatif affirmant que tous les élèves, quelle que soit leur situation, ont le droit d’apprendre ensemble en milieu ordinaire. Soutenu par la Convention ONU en 2006 et les politiques suisses, il inverse la logique de l’intégration : ce n’est plus l’élève qui doit se conformer, mais l’école qui adapte ses pratiques, son organisation et ses outils à la diversité.
L’outil au cœur du handicap
Dans cet article, le terme « outil » est employé dans un sens large, pour désigner à la fois les dispositifs matériels (comme la canne blanche, les
logiciels de lecture ou le braille) et les ressources humaines (telles que les enseignant·e·s spécialisé·e·s ou les aides à l’intégration). Ce choix permet de saisir une logique commune présente dans les discours des enseignant·e·s interviewé·e·s : le handicap visuel devient visible, et donc reconnu comme tel, lorsqu’un·e élève a besoin d’un appui pour “faire comme tout le monde”. Cette vision rejoint les approches des disability studies : le handicap n’est pas seulement une déficience biologique, mais une construction sociale – un écart perçu par rapport à une norme implicite de fonctionnement corporel et scolaire.
Entre mars et avril 2025, neuf entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d’enseignant·e·s du secondaire II, travaillant tou·te·s dans le même établissement scolaire. Durant les entretiens, 4 thèmes ont été abordés : représentations du handicap visuel ; connaissance des institutions dédiées au handicap visuel ; école inclusive ; expérience – ou non – d’enseignement auprès d’élèves en situation de handicap visuel. Chaque entretien a été analysé de manière thématique afin d’identifier les représentations des enseignant·e·s vis-à-vis de l’inclusion d’élèves en situation de handicap visuel en classe ordinaire. Les participant·e·s étaient âgé·e·s de 25 à 60 ans, et comptaient des années d’expériences variées. L’échantillon comprenait six enseignant·e·s titulaires et trois non titulaires. Trois des enquêté·es ont eu un contact avec un·e élève en situation de handicap visuel au cours de leur carrière : un cas direct d’élève daltonien et deux cas indirects, l’élève étant présent dans le collège mais pas dans leur classe.
L’outil comme révélateur d’un handicap… ou de son invisibilité
Pour les enseignant·e·s interrogé·e·s, le handicap visuel est souvent associé à l’usage d’un outil. C’est souvent cet outil – et non la déficience visuelle en elle-même – qui rend le handicap visible et reconnaissable. Autrement dit, un·e élève est perçu·e comme « handicapé·e » à partir du moment où il ou elle a besoin d’un support spécifique pour participer à la vie scolaire:
« Pour moi, tout ce qui va un peu dans le pôle de l’handicap, c’est devoir mettre en place un outil, un support pour que la personne puisse, de manière indépendante, travailler ou écouter ou marcher » (enquêtée n° 5)
Cette façon de penser s’appuie sur une vision médicale du handicap, selon laquelle l’élève est vu·e comme porteur·euse d’un manque à combler – ici, par la technologie ou par un appui humain. Michel Foucault1 a montré que les institutions, comme l’école ou l’hôpital, participent à définir ce qui est « normal » ou « déviant ». Selon lui, c’est le regard porté sur les corps qui produit la différence, en voulant corriger ou compenser ce qui s’écarte de la norme.
Dans cette logique, certains outils « banalisés » comme les lunettes pour la myopie ne sont plus considérés comme des marqueurs de handicap. C’est ce que souligne l’historien Henri-Jacques Stiker2, pour qui ce n’est pas la déficience en elle-même qui crée l’exclusion, mais le sens social qu’on lui attribue. Si un outil est discret ou courant, il « efface » le handicap ; s’il est visible, il le fait exister aux yeux des autres.
Une réponse réflexe, pas toujours pédagogique
La majorité des enseignant·e·s n’a jamais eu d’élève non-voyant·e ou malvoyant·e dans leur classe. Pourtant, tou·te·s évoquent spontanément des outils – souvent techniques – comme première réponse : documents en braille, logiciels, aide humaine pour se repérer ou suivre les cours. Ces réponses semblent aller de soi, mais elles traduisent aussi une vision de l’inclusion centrée sur la compensation individuelle, sans remise en question du fonctionnement de la classe ou de la pédagogie.
Une enseignante se demande même si ces outils suffisent réellement à garantir une inclusion effective :
« Je ne vois pas trop comment… quelles sont les ressources matérielles en fait que […] on pourrait mettre en place pour qu’un élève malvoyant puisse s’intégrer à une classe. » (enseignante n°3)
Ce doute est important. Il montre que le handicap peut aussi révéler les limites du système scolaire. L’anthropologue Charles Gardou3 invite d’ailleurs à ne pas considérer le handicap comme un problème individuel, mais comme un symptôme des fragilités de l’école elle-même, encore trop centrée sur une norme d’élève « standard ».
Quand l’absence d’outil efface le handicap
À l’inverse, certains handicaps passent inaperçus lorsqu’aucun outil n’est utilisé. Un enseignant raconte ainsi le cas d’un élève daltonien, qu’il n’a jamais considéré comme handicapé car ce dernier ne demandait aucun aménagement :
« Il m’avait dit que ça allait bien et qu’il s’en sortait. […] Et puis il a très bien réussi. » (enseignant n°6)
Dans cette logique, l’absence d’outil signifie l’absence de handicap. Ce dernier n’est donc pas toujours reconnu pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il rend visible. Le sociologue Erving Goffman4 parle à ce sujet de stigmate, c’est-à-dire d’un signe qui, dans le regard des autres, marque une personne comme différente ou « à part ». Il distingue les stigmates visibles (« discrédités ») de ceux qui sont cachés ou ignorés («discréditables »). Quand un handicap est invisible ou bien géré par l’élève lui-même, il tend à disparaître du radar scolaire.

« […] l’absence d’outil signifie l’absence de handicap. Ce dernier n’est donc pas toujours reconnu pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il rend visible.»
Une inclusion à géométrie variable
Certain·e·s enseignant·e·s ont toutefois proposé des actions concrètes pour mieux inclure les élèves en situation de handicap visuel : leur donner la parole en classe pour leur permettre d’expliquer eux·elles-mêmes leur handicap à la classe et organiser des activités de sensibilisation comme faire vivre aux élèves sans trouble visuel une expérience d’aveuglement temporaire. Ces démarches montrent une réelle volonté d’ouverture mais elles restent isolées et dépendantes de l’engagement individuel. Aucune d’elles n’est portée par une politique d’établissement ou un cadre institutionnel. L’inclusion repose alors sur la bonne volonté et l’improvisation, plutôt que sur une réflexion pédagogique construite.
L’outil comme béquille face à une formation insuffisante
Tous les enseignant·e·s interrogé·e·s signalent un manque de formation sur la question du handicap, que ce soit dans leur parcours initial ou en formation continue. Ce manque alimente un sentiment d’incompétence et pousse à se reposer sur des spécialistes ou sur des outils techniques, perçus comme des solutions de secours.
Deux enseignantes résument ainsi leur frustration :
« On n’est pas formés pour ça. Les aides extérieures […] ne sont pas adéquates. » (enseignante n°3)
« Quand on te met un enseignant spécialisé trois périodes sur une semaine […] Autant pas les mettre. » (enseignante n°4)
Dans ces conditions, l’outil devient une béquille, un moyen de compenser une absence de ressources pédagogiques et de formation, plutôt qu’un véritable levier de transformation du cadre scolaire.
En conclusion, l’outil se révèle un marqueur de tension entre modèle médical et inclusion scolaire : d’un côté, il est souvent perçu comme une compensation technique d’un manque ; de l’autre, il est rarement envisagé comme levier de transformation pédagogique inclusive et collective. Cet « outil » réflexe masque l’absence d’une vision globale du handicap visuel et illustre une inclusion encore conditionnelle – tributaire de l’élève, de son équipement et parfois de sa discrétion.
Observer et communiquer avant d’équiper ?
Au fil des entretiens, il ressort que le recours aux outils de compensation est envisagé en premier lieu au détriment d’une attention portée aux besoins spécifiques de chaque élève. Si observer et dialoguer avec l’élève semblent aller de soi, ce réflexe n’est pas toujours prioritaire. En effet, le recours à l’outil tend à s’imposer comme réponse immédiate et ce, sous l’influence de représentations du handicap visuel qui dépassent parfois la réalité.
Prendre le temps d’observer et, surtout, d’échanger avec l’élève permet d’éviter d’anticiper des besoins qui ne sont pas réellement exprimés. Cette démarche prévient également une minimisation de la réalité du handicap, même lorsque l’élève semble bien s’en sortir de l’extérieur. En effet, une enseignante a raconté comment un élève porteur d’un handicap visuel la « bluffait complètement » et était étonnée de sa « capacité d’intégration » (enseignante n°2)
Pour aller plus loin
Évidemment, cette enquête n’échappe pas à quelques limites. Les neuf entretiens menés offrent un aperçu de représentations variées sans toutefois prétendre à l’exhaustivité des vécus, d’autant que la plupart des participant·e·s n’ont que très peu d’expérience directe avec des élèves porteur·euse·s d’un déficit visuel. Les entretiens réalisés s’appuient effectivement davantage sur des projections que sur la réalité du terrain. Ainsi, ils appellent à être complétés par des entretiens auprès d’enseignant·e·s ayant accueilli de tel·le·s élèves, afin de confronter cet imaginaire à l’expérience concrète.
Références
1Foucault, Michel. (2015). Naissance de la Clinique. Paris : Presses Universitaires de France – PUF.
2Stiker, Henri-Jacques. (2013). Corps infirmes et sociétés – 3e éd. Paris : Dunod.
3Gardou, Charles. (dir.). (2010). Le handicap au risque des cultures. Variations anthropologiques. Toulouse : érès.
4Goffman Erving. (1963). Stigmate : Les usages sociaux des handicaps. Paris : Éditions de Minuit.
Informations
Photo : Pexel, Thirdman (2021)