Par David Comte
En mars 2021, le Grand Conseil vaudois (organe législatif cantonal) s’est montré favorable à la distribution de protections hygiéniques gratuites dans les écoles du Canton de Vaud. Cette décision s’actualise au travers d’un projet pilote de distribution de matériel hygiénique dans 52 écoles du Canton, dont le but est de briser le tabou des règles et d’apporter une solution concrète aux jeunes filles touchées par la précarité menstruelle.
Depuis la fin du XIXe siècle, la médicalisation croissante des sociétés occidentales a transformé les conceptions du corps féminin. Malgré ces évolutions, les menstruations restent soumises à une invisibilisation constante, dont le film documentaire « 28 jours »7 illustre les tabous et l’ignorance qu’elles englobent. Le manque de connaissances reçues sur les menstruations joue un rôle important dans l’expérience des premières règles : chez les adolescentes qui ont reçu peu ou pas d’information, elles peuvent être associées à la souillure, à la saleté, à la honte et au dégout1,4.
La littérature au sujet des menstruations souligne également une distinction entre les savoirs biologiques – liés à l’anatomie et aux définitions – et les savoirs pragmatiques concernant les règles3. Si les institutions publiques se chargent généralement d’enseigner des savoirs biologiques sur les menstruations, de nombreuses adolescentes manifestent un manque d’informations pragmatiques directement en lien avec la gestion et l’organisation de l’hygiène menstruelle1,3. Ces informations sont reléguées au registre des échanges privés, les discussions libres sont souvent contournées, relavant du secret et pouvant provoquer de l’isolement1.
Dans le Canton de Vaud, l’équipe infirmière d’un établissement scolaire s’est emparée de la problématique et propose un atelier de sensibilisation aux règles par les paires ; des élèves de 10e année viennent rencontrer les élèves de 8e année, offrant ainsi un espace d’échange entre les élèves pour parler plus librement des règles, en informant et en conseillant les élèves. Ces ateliers s’organisent de manière non mixte, en regroupant les filles et les garçons de deux classes de 8e année. L’enquête ethnographique qui a pris place dans ce contexte interroge les discours et les attitudes des élèves face à la thématique des menstruations.
Au mois de février 2021, le premier atelier se met en place en regroupant les filles et les garçons de deux classes de 8e année (env. 12 ans). Les données présentées concernent un second atelier (similaire) réalisé au mois de mars 2021. La présence d’un observateur a été acceptée par la direction de l’établissement, mais uniquement pour l’atelier des garçons. L’observation de l’atelier destiné aux filles n’a pas été autorisée pour permettre aux élèves de s’exprimer le plus librement possible. Cela est dû aux normes d’invisibilisation des règles : de nombreuses mères apprennent à leur fille à ne pas parler des règles aux garçons, à leur frère ou à leur père4. La présence d’un homme pourrait alors procurer une gêne supplémentaire et limiter les échanges entre paires. Les observations concernant l’atelier des filles sont alors indirectes, provenant des retours reçus par les élèves de 10e année qui ont animé ces ateliers et de l’infirmière scolaire.
Toutefois, la présence d’un observateur inconnu au sein de l’atelier des garçons pourrait également avoir provoqué une certaine gêne ou une limitation des discours des garçons, car ils ont été plus rares que lors du premier atelier de février 2021, où aucun observateur externe n’était présent.
Un atelier destiné premièrement aux filles
L’atelier des filles se compose d’une première partie en petit groupe d’élèves où il leur est demandé d’échanger sur leurs savoirs concernant les règles. L’intervention des élèves de 10e année vise ici à donner des définitions et des explications sur les symptômes, sur la puberté ou sur le cycle menstruel.
Par la suite, les élèves de 10e année abordent collectivement le sujet d’une fille qui aurait une tache à son pantalon : quel est le bon comportement à adopter ? Elles ont été beaucoup à proposer de prêter une serviette, un pantalon de rechange, ou bien de prêter une veste pour masquer la tache.
Dans cet exemple, on retrouve les représentations qui construisent les discours dominants sur les règles, qui sont en partie influencées par les représentations médicales, elles aussi culturellement construites. C’est par exemple ce que montre Christine Détrez dans son analyse des encyclopédies pour enfants qui, sous couvert d’une approbation scientifique, essentialisent et naturalisent les distinctions sexuées et font du corps le reflet et support des représentations sociales2. Par exemple, le sang menstruel est construit comme différent du sang d’une plaie ; c’est un déchet qu’il faut dissimuler, qui participe à procurer un sentiment de honte et de dégout. Ces constructions du sang menstruel se retrouvent dans l’atelier de sensibilisation qui insiste, autant chez les filles que chez les garçons, sur le « bon » comportement à adopter lorsqu’on remarque qu’une fille a une tache due à ses règles : informer la fille en question et l’aider à dissimuler la tache de sang pour éviter le stigmate qui l’accompagne.
Selon les retours des élèves de 10e année et de l’infirmière, le premier atelier (février 2021) a été très bien perçu par les filles de 8e année qui ont trouvé agréable de pouvoir échanger librement sur ce sujet. Elles auraient expliqué que lors des cours d’éducation sexuelle, elles évitent le sujet des règles, car il fait l’objet de moqueries de la part des garçons.
Néanmoins, le second atelier (mars 2021) n’aurait pas bénéficié de la même dynamique. Les échanges étaient moins fréquents et les élèves de 10e année expliquent qu’elles ressentaient de la gêne face au manque d’interactions. L’une d’elles décrit qu’une élève de 8e année d’origine sri lankaise semblait vouloir « échapper » à l’atelier. L’élève de 10e s’approche et tente d’engager une conversation sur la manière dont les règles sont représentées dans sa famille, mais l’élève sri lankaise dit ne pas comprendre la question. L’élève de 10e tente de reformuler, mais elle n’obtiendra pas de réponse.
Ces observations suggèrent que, malgré l’évolution des discours sur la conception du corps des femmes, les règles restent un sujet difficile à aborder. Les représentations culturelles, sociales et religieuses impliquent des négociations avec les normes et les configurations symboliques qui existent dans chaque société. Cela pourrait être le cas de l’élève sri lankaise qui dit ne pas comprendre la question de la perception des règles. Dans certains contextes culturels, il peut être très compliqué de parler des règles, ce qui peut constituer un obstacle dans l’accès au matériel d’hygiène et aux connaissances relatives aux menstruations. La distribution anonyme de matériel permettrait alors de lutter contre certains de ces obstacles.
Un atelier sur les règles destiné aussi aux garçons
L’atelier des garçons est animé par deux adolescentes de 10e année. Elles leur demandent ce qu’ils savent des règles. Les garçons tournent alors le regard et s’échangent quelques ricanements. Elles obtiennent difficilement des réponses et fournissent alors des explications physiologiques sur l’ovulation à l’origine des saignements. La classe reste silencieuse, ce qui semble étonner les deux élèves de 10e qui leur demandent pourquoi ils ne désirent pas en parler. Certains répondent qu’ils sont trop gênés pour en parler.
La force des discours dominants sur les règles peut se lire au travers de ces nombreux silences et ricanements. Une enquête similaire réalisée en Nouvelle-Zélande6 met en avant le fait que certains garçons paraissent moqueurs lorsqu’ils n’ont pas les connaissances pour échanger au sujet des règles. L’enquête néo-zélandaise conclut que le fait d’imposer un discours alternatif aux garçons met en lumière que le manque d’informations provoquerait des attitudes hostiles.
L’atelier se poursuit avec le visionnage d’une vidéo10 qui présente un appareil capable de reproduire les douleurs causées par les règles. La vidéo met en scène plusieurs jeunes couples hétérosexuels où l’homme, à l’aide d’électrodes sur le ventre et dans le dos, reçoit des décharges électriques, simulant les douleurs que les femmes peuvent subir pendant leurs règles. Les hommes y témoignent de douleurs qu’ils n’étaient pas capables d’imaginer. L’aspect ludique et démonstratif de la vidéo capte l’attention des élèves. Ce message semble pertinent pour les élèves, l’un d’eux affirme :
« C’est utile parce qu’on peut savoir que ça fait mal et comme ça, ça sert à rien de dire que c’est juste une excuse. Ça fait vraiment mal. »
Extrait d’entretien
Dans cette observation, l’origine des informations semble influencer la performativité du contenu : grâce à la vidéo, les garçons semblent comprendre le sérieux des douleurs menstruelles au travers des témoignages des hommes. La reconnaissance et la légitimation de cette douleur nécessite alors l’intervention d’hommes, témoignant de représentations genrées persistantes au sein de nos sociétés patriarcales.
Enfin, l’atelier se termine avec un jeu-questionnaire concernant les connaissances sur les règles discutées en début d’atelier. Les élèves répondent à l’aide de tablettes tactiles et tous participent avec intérêt (et un certain esprit de compétition) pour répondre aux questions. À la fin de l’atelier, les deux adolescentes leur demandent s’ils vont parler plus librement des règles. Un élève répond par la négative, en ajoutant que c’est privé. Le reste de la classe reste silencieux.
Vers une nouvelle visibilité des menstruations
La création d’un atelier de sensibilisation aux règles dévoile l’ambition du corps enseignant et soignant de valoriser de nouvelles représentations du corps en luttant contre les normes d’invisibilisation des règles. Malgré les dix périodes d’éducation sexuelle (non mixtes) reçues lors de la scolarité obligatoire, l’observation de cet atelier suggère que les menstruations restent un sujet difficile à aborder.
Les perspectives d’un tel atelier permettent ainsi de lutter contre la normativité des savoirs qui tendent à invisibiliser et à stigmatiser les règles. Les observations présentées suggèrent que les méconnaissances sur les règles peuvent donner lieu à des moqueries, ce qui tendrait à renforcer les stigmates qui accompagnent le sang menstruel, mais aussi les douleurs et les indisponibilités que peuvent provoquer les règles.
La non-mixité de cet atelier permet alors aux filles de s’exprimer et de s’interroger plus librement que lors des cours d’éducation sexuelle, car elles ne risquent pas de subir les moqueries des garçons. Cela peut se lire dans l’anticipation d’un prochain cours d’éducation sexuelle mixte, où les connaissances acquises lors de cet atelier pourraient participer à étendre les discussions, voir à diminuer la gêne, chez les filles comme chez les garçons, car elle serait essentiellement provoquée par le manque d’information concernant les règles.
Références
1 Britton, C. J. (1996). Learning about “The Curse”: An Anthropological Perspective on Experiences of Menstruation. Women’s Studies International Forum, 19(6), 645-53. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0277539596000854
2 Détrez, C. (2005). Il était une fois le corps… la construction biologique du corps dans les encyclopédies pour enfants. Sociétés contemporaines, 59-60(3), 161-77. https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2005-3-page-161.htm
3 Kissling, E. A. (1996). Bleeding Out Loud: Communication about Menstruation. Feminism & Psychology, 6(4), 481-504. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0959353596064002
4 Mardon, A. (2011). Honte et dégoût dans la fabrication du féminin : l’apparition des menstrues. Ethnologie française, 41(1), 33-40. https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2011-1-page-33.htm
5 Newton, V. L. (2012). Status passage, stigma and menstrual management: ‘Starting’ and ‘being on’. Social Theory and Health, 10, 392-407. https://link.springer.com/article/10.1057/sth.2012.13
Autres références
6 Enquête réalisée en Nouvelle-Zélande : AGNEW A. & GUNN A. C. (2019). “Student’s engagement with alternative discursive construction of menstruation.” Health Education Journal, 78(6), 670-80. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0017896919835862
7 Film-documentaire « 28 jours », écrit et réalisé par Angèle Marrey. Publié le 28.10.2018 sur https://www.youtube.com/watch?v=X1R5pBpKgVE
8 RTS info : « Le grand conseil vaudois veut des protections hygiéniques gratuites dans les écoles. » Publié le 10.03.2021 sur https://www.rts.ch/info/regions/vaud/12032997-le-grand-conseil-vaudois-veut-des-protections-hygieniques-gratuites-dans-les-ecoles.html
9 Site officiel de l’État de Vaud, actualités : « Des produits menstruels gratuits dans les lieux de formation. » Publié le 02.06.2021 sur https://www.vd.ch/toutes-les-autorites/departements/departement-de-la-formation-de-la-jeunesse-et-de-la-culture-dfjc/actualites/news/14499i-des-produits-menstruels-gratuits-dans-les-lieux-de-formation/
10 Vidéo Tataki – RTS : « Expérience : Les règles, à quel point ça fait mal ? – YADEBAT. » Publié le 21.01.2021 sur https://www.youtube.com/watch?v=ZmekRSbOooI
Informations
Pour citer cet article | Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2021, consulté le XX mois 2021. URL : |
Auteur | David Comte, étudiant de Master en sciences sociales |
Contact | david.comte@unil.ch |
Enseignement | Cours-séminaire Santé, sexualité et reproduction : regards anthropologiques Par Irène Maffi et Jacopo Storari |
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