La place des émotions dans la formation de la Police Suisse

Les émotions interviennent quotidiennement dans nos vies et peuvent parfois être difficiles à gérer, notamment sur le long terme. Le rapport aux émotions et à leur expression n’est pas qu’une question individuelle mais est indéniablement lié à la socialisation (ethnique, de genre ou encore professionnelle). Dans le monde du travail il existe des règles sociales auxquelles il est quasiment impossible d’échapper. Mais qu’en est-il dans les professions à forte charge émotionnelle telle que policier·ère ?

Par Sabrina Gallarotti et Marisa Maruccia

Ces dernières années, la Police a souvent été au centre des débats sociaux et politiques, notamment à cause de sa (non) gestion de la violence et des émotions. En effet, les meurtres aux mains de policier·ère·s aux Etats-Unis sont devenus tristement célèbres, provoquant des vagues de protestations internationales. Le meurtre de George Floyd en 2020 est même devenu “l’emblème” des violences policières et des mouvements Black Lives Matter (BLM) et All Cops Are Bastards (ACAB). La Suisse n’est pas immunisée contre ces problématiques, étant elle-même devenue le théâtre d’un scandale similaire lors de la mort de Mike Ben Peter à Morges en 2021.

Après nous être lancées dans la création d’un corpus de littérature et la mobilisation de concepts, nous nous sommes intéressées aux Académies de police, notre but étant d’établir un lien entre formation et terrain.

Nous avons récoltés différentes données :

  • Sites internet des Académies
  • Notes de cours d’un.e aspirant.e
  • Entretien avec un.e instructeur.rice d’une Académie Suisse
  • Questionnaire en ligne anonyme, partagé à plusieur.e.s aspirant.e.s
  • Observation lors de la “Journée des Familles” et la cérémonie de certification des ASP dans une Académie Ssuisse.

Nous nous sommes heurtées à beaucoup de refus car la Police est un milieu très fermé où règne presque une certaine loi du silence. Beaucoup ont refusé de participer à la recherche, par souci du secret professionnel mais également du respect de leur hiérarchie et de leurs collègues (parfois même quand iels ne faisaient plus partie des forces de l’ordre).

Au-delà de ces problématiques au centre des débats sociaux, l’impulsion pour cette recherche nous a été donnée par une phrase prononcée avec grande nonchalance par un·e aspirant·e policier·ère au détour d’une discussion banale lors d’un dîner en famille : “Tu veux voir la vidéo d’un mec qui se tire une balle dans la tête ?”. Cette interaction brusque nous a questionné sur la banalisation de la violence et des émotions fortes qui peuvent émerger quotidiennement dans la Police, une profession considérée à forte charge émotionnelle. Ladite vidéo évoquée par l’aspirant·e faisait partie du programme de formation dans son Académie de Police. Ainsi, la question s’est posée de savoir comment les futur·e·s policier·ère·s sont formé·e·s à la gestion des émotions et comment cet apprentissage est réellement mobilisé une fois sur le terrain.

Tu veux voir la vidéo d’un mec qui se tire une balle dans la tête ?

En Suisse, il existe plusieurs Académies qui se chargent à la fois de la formation des agent·e·s de Police et de celle des Assistant·e·s de Sécurité Publique (ASP), qui sont engagé·e·s en soutien à la Police dans divers domaines (unités d’intervention, circulation routière, convoi de détenu·e·s). La formation se déroule dans un premier temps à l’Académie (entre 3 mois et 1 an selon le poste), puis dans un second sur le terrain, au sein des brigades. Comme on peut le voir sur les sites internet des Académies, la préparation physique est l’aspect le plus valorisé de la formation et du recrutement, bien qu’il existe également une partie théorique et psychologique malheureusement moins documentée sur ces dits sites. Cette prédominance du “physique” s’est confirmée lors d’une observation dans une Académie à l’occasion d’une “Journée des familles”, par ailleurs très protocolaire et militaire, où toutes les démonstrations proposées étaient en lien avec les compétences physiques (self-défense, menottage, arrestation, marche…).

L’enseignement psychologique des aspirant·e·s suit un programme commun dans tout le pays (avec un manuel de référence obligatoire), mais ce n’est pas le cas des formations continues qui sont propres à chaque canton.

Des notes prises en cours de psychologie par un·e aspirant·e nous ont appris qu’iels sont sensibilisé·e·s aux problématiques qui surviennent sur le long terme (comme le burn-out ou la dépression) mais également à l’importance des compétences émotionnelles dans leur travail. Les aspirant·e·s acquièrent des connaissances sur le fonctionnement des émotions et des conseils pour apprendre à les gérer. La formation se focalise sur deux axes : les émotions des agent·e·s et celles de la personne avec qui iels entrent en interaction. En théorie donc, une certaine importance est accordée à la question des émotions et au risque qui survient si on les réprime, même si on remarque que les cours sont très axés sur la gestion du conflit avant toute chose. De nombreux aspirant·e·s déplorent la longueur et la lourdeur de ces cours, qui ne suscitent pas toujours beaucoup d’entrain et sont parfois difficiles à assimiler (notamment pour les aspirant.es qui sont en reconversion et qui ont quitté les bancs de l’école depuis longtemps). Sans surprise, une majorité affirme préférer les mises en situation pratiques plutôt que les cours théoriques, bien qu’iels ne les trouvent pas exhaustifs. Un·e aspirant·e résume même cela ainsi, lorsqu’iel est interrogé.e sur son appréciation de la formation : “on n’est jamais prêt à affronter la misère sociale et la mort”.

On n’est jamais prêt à affronter la misère sociale et la mort

Les professionnel·le·s du domaine ont également souligné lors d’interviews que la question des émotions était en pleine évolution et que cela donnait lieu à un conflit générationnel entre ceux qui les considèrent comme une faiblesse, une remise en question de leur virilité (Loirol, 2006) et les nouvelles générations d’agent·e·s pour qui cela fait partie intégrante du travail. Les nouveaux agent·e·s trouvent tous·tes leur propre moyen de gérer leurs émotions, que cela soit par le sport, la thérapie ou l’humour. Toutefois, l’entraide et la solidarité de groupe sont primordiales dans le processus, à partir de l’Académie jusque dans les brigades.

Le travail émotionnel touche aux émotions “négatives”, comme la colère, mais également aux émotions “positives”, comme l’empathie, qui joue un rôle central dans la profession (Daus et Brown, 2012). Il existe un conflit sur le rôle de l’empathie dans le quotidien des agent·e·s car iels doivent emphatiser sans se laisser manipuler, et rester objectif sans pour autant objectifier les individus. Trop souvent, les aspirant·e·s associent empathie et faiblesse. Sans oublier qu’il existe toute une dimension genrée associée à l’expression des émotions, considérée comme “féminine”. Les logiques patriarcales sont encore très présentes dans ce métier à prédominance masculine.

Dans le cadre de notre recherche, nous nous sommes focalisées sur le concept de « travail émotionnel » défini par Arlie Hochschild comme « l’acte qui vise à évoquer ou à façonner, ou tout aussi bien à réprimer un sentiment » (Hochschild, 2003). Ce travail peut avoir des conséquences positives, mais aussi de nombreuses conséquences négatives. La (non-)réalisation de ce travail peut, par exemple, entraîner de nombreux problèmes de santé physique et mentale, comme l’épuisement émotionnel et le burn-out (Daus et Brown, 2012). Le métier de policier·ère fait partie des professions dites “à incidents émotionnels” (Monier, 2022). Monier, qui s’est intéressée dans ses travaux aux policier·ère·s français, spécifie que : « Les conséquences d’une non-prise en compte des aspects émotionnels dans ces métiers […] peuvent s’avérer dramatiques, à la fois au niveau humain et individuel, et au niveau de l’organisation et de sa performance collective » (Monier, 2014).

Les femmes peinent à s’y imposer et malgré une meilleure intégration, le sexisme ordinaire est encore très présent. Une problématique supplémentaire à laquelle il faudrait sensibiliser les agent·e·s.

La première arme qu’ils ont en poche, c’est la relation

Ainsi, au-delà d’une formation de base plus complète, il est important de développer les formations continues une fois sur le terrain ainsi que les systèmes de soutien psychologiques pour les agent·e·s tout au long de leur carrière. En Suisse, bien qu’il y ait un programme “de base” commun aux Académies, il y a toujours des différences entre Cantons, notamment pour ce qui est des formations continues (qui ne sont pas toujours obligatoires d’ailleurs). Pour conclure, la question des émotions dans le métier de policier·ère·s est en évolution depuis de nombreuses années et suit un développement que l’on pourrait considérer positif car la santé mentale des agent.es devient une nouvelle priorité, aux côtés des problèmes systémiques soulevés par les mouvements ACAB et BLM. Il devient donc également primordial de sensibiliser les agent·e·s à ces nouvelles problématiques, tant pour assurer qu’ils soient justes dans leur travail que pour préserver leur santé des situations compliquée qu’iels vont affronter. La formation psychologique de base et la formation continue jouent un rôle clé dans la socialisation émotionnelle des policier·ère·s pour prévenir les dérives.

Références

1Daus, Catherine S. & Brown, Shanique G. (2012). Chapter 11 The Emotion Work of Police. In N.M. Ashkanasy, C.E.J. Härtel & W.J. Zerbe (Ed.), Experiencing and Managing Emotions in the Workplace (pp. 305-328). Emerald Group Publishing Limited, Bingley. https://doi.org/10.1108/S1746-9791(2012)0000008016

2Hochschild, Arlie. (2003). Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale. Travailler, 9, 19-49. https://doi.org/10.3917/trav.009.0019

3Loriol, Marc, Boussard, Valérie & Caroly, Sandrine. (2006). La résistance à la psychologisation des difficultés au travail: Le cas des policiers de voie publique. Actes de la recherche en sciences sociales, 165, 106-113. https://doi.org/10.3917/arss.165.0106

4Monier, Hélène. (2014). La gestion des émotions au travail : le cas des policiers d’élite. RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 13 (3), 105-121. https://doi.org/10.3917/rimhe.013.0105

5Monier, Hélène. (2022). La GRH est-elle alexithymique ? Étude des régulations des émotions dans des métiers à incidents émotionnels. Revue de gestion des ressources humaines, 124, 45-57. https://doi.org/10.3917/grhu.124.0045

Informations

Pour citer cet article Pour citer cet article
Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL :
Auteur·icePar Sabrina Gallarotti et Marisa Maruccia, étudiantes en BA3 de Sciences Sociales
Contactsabrina.gallarotti@unil.ch, marisa.maruccia@unil.ch
EnseignementSéminaire Sociologie des émotions et de la socialisation

Par Laurence Kaufmann et Sébastien Grüter