La taille de mon nombril 

Par Clélie Vuillaume

Une critique sur le spectacle :

Les Voyages de Gulliver /D’après Jonathan Swift / Texte de Yvan Richardet / mise en scène par Thierry Crozat / Cie Les arTpenteurs / Le Petit Théâtre (Lausanne) / du 17 avril au 5 mai 2024 / Plus d’infos.

© Philippe Pasche


Le chapiteau des arTpenteurs s’est métamorphosé en bateau, prêt à larguer les amarres. Il ne manque plus que vous, car cette fois, c’est en votre compagnie que partira Gulliver, le héros du roman satirique de Jonathan Swift écrit en 1721. Embarquez pour un voyage initiatique extraordinaire à la rencontre de l’autre et de ce qu’il dit inévitablement de vous. 

Devant moi se presse à l’entrée du Petit Théâtre de Lausanne une ribambelle d’enfants accompagnés par deux adultes. Au guichet, la responsable des tickets d’entrée s’adresse plus aux petit·e·s qu’aux deux grand·e·s. Je comprends que je pénètre dans un univers qui leur est réservé, mais leur excitation contagieuse ne tarde pas à me gagner. Je me prends au jeu. J’espère de l’émerveillement, des rires qu’on ne peut pas retenir, de la curiosité, des chants, des questions qui se posent, de beaux costumes, du spectacle, du grandiose fait de rien, des étoiles en carton. 

Nous sommes acceuilli·e·s comme les membres attendus de l’équipage, et les comédien·ne·s, au nombre de six, trois femmes et trois hommes, établissent d’emblée un lien de complicité fort avec les spectateur·ice·s. Sur la scène, que le public entoure en trois quarts de cercle, des caisses carrées et rectangulaires sont disposées en forme de T. Au plafond pendent deux lanternes. Le capitaine annonce gaiement la météo maritime, et voilà qu’aux côtés de Gulliver, simultanément joué par plusieurs comédien·ne·s, nous nous engageons dans un voyage enchanté et en chansons à la découverte de peuplades étrangères. Première halte chez les Liliputien·ne·s, ces petits êtres pas plus hauts que six pouces, pourtant gonflés d’un orgueil insolent, face à qui Gulliver apparaît bien trop bon, trop poli et trop naïf. Escale ensuite sur l’île flottante de Blefuscu, peuplée de « savants fous », des scientifiques qui ont perdu la tête, tombé·e·s dans le délire de leurs propres calculs. Critique et dénonciatrice, une chanson explicite les dérives du « progrès », qui, à trop vouloir révolutionner le réel, se coupe définitivement de lui. La dernière île visitée est celle de Brobdingnag où vivent des Géant·e·s. Malgré leur toute-puissance physique, ces dernier·ère·s ne connaissent pas la guerre et en questionnent le sens. Chez elleux, les principes et les convictions de Gulliver perdent tout crédit.

Il existe un potentiel évident à réactualiser, à destination des enfants mais aussi des adultes (comme l’était pensée d’ailleurs l’œuvre de Jonathan Swift) les fabuleux voyages de Gulliver. Chaque pays visité par le protagoniste constitue une opportunité de faire l’expérience du décentrement, de se confronter à d’autres normes, d’autres évidences et d’autres langages. Ils contiennent chacun leur lot de morales à retenir. Ici, c’est celui à qui l’on s’identifie, l’homme, le blanc, l’Européen, qui est à chaque fois l’étranger. À travers lui, le public est amené à questionner ses certitudes et à résoudre l’infini problème que pose la différence de l’Autre.

Le voyage initiatique rend sensibles, et conscient·e·s, de la relation que l’on tend à entretenir avec les autres êtres vivants. Le texte, par son ton satirique, dévoile nos risibles réflexes et invite à repenser notre propre place sur cette grande Terre dont nous ne sommes finalement qu’une infime partie. L’égocentrisme dont nous faisons toutes et tous preuve, et à plus forte raison les enfants, est ici mis en crise. L’expérience théâtrale prend les allures d’un apprentissage didactique qui ne fait pas de mal, même pas aux adultes. 

Un seul hic : outre les effets scéniques (lumières, son) dont il serait aujourd’hui difficile de se passer, les comédien·ne·s font le choix d’utiliser sur scène des téléphones portables, filmant parfois des scènes en live projetées sur un écran en fond de scène. Si le procédé permet de réaliser efficacement des changements de perspective (par exemple, les visages des géant·e·s sont filmés de très près et apparaissent en gros plan à l’écran, ce qui assure un effet très intimidant), il manque peut-être de fondement. Notre expérience sur l’île de Blefuscu nous a invité·e·s à repenser la place et le rôle des nouvelles technologies. Alors, bien qu’il soit possible que le choix ait été celui d’intégrer, tout en critiquant leur usage excessif, les marques de la technologie cellulaire à laquelle, il ne faut pas se leurrer, même les enfants sont plus que familiarisés, cette incohérence reste toutefois inexpliquée. Et puis, les mises en scène s’affranchissant de toute technique numérique ne sont-elles pas les plus convaincantes au théâtre ? Ici, stratégie « matérielle » (costume en trompe-l’œil, marionnettes, chant et bruitage en live) et stratégie « numérique » se mêlent dans un dialogue peu persuasif, bien qu’intéressant par son caractère novateur. Les moments de projections pourraient plutôt tendre à opérer des coupures avec le monde imaginaire créé que devenir des moyens de mieux en rendre compte. J’aime me dire que l’ingéniosité déjà criante, la générosité, l’engagement et la conviction avec lesquelles le propos est livré par les comédien·ne·s dans cette jolie création auraient amplement suffi.