Est-ce que c’est parce que c’est inventé que ça n’existe pas ?

Par Emma Chapatte

Une critique sur le spectacle :

Quichotte, chevalerie moderne / mise en scène par Julien Basler / La Cie Les Fondateurs /  Maison Saint-Gervais (Genève) / du 18 au 28 avril 2024 / Plus d’infos.

© Magali Dougados


Après avoir porté à la scène Dom Juan en 2018 et Madame Bovary en 2022, Les Fondateurs s’attaquent au monument littéraire qu’est Don Quichotte en proposant une adaptation très libre du roman de Cervantes qui résonne en épopée du quotidien et poésie d’anti-héros modernes, le tout avec une bonne dose d’humour. Rires assurés.

Répondre à l’absurdité du monde par un acte poétique, c’est l’intention affichée par le spectacle et exprimée par l’équipe artistique. Et de fait, « absurdes » et « poétiques » décrivent bien les personnages que l’on découvre sur le plateau. Exacerbé par un jeu qui assume et exploite un certain goût pour le grotesque, le spectacle déploie les aventures d’un homme et d’une femme qui combattent en vain on ne sait pas bien quoi à coup de pancartes en carton scotchées sur leur ventre sur lesquelles sont écrites des lettres de l’alphabet. En parallèle, un narrateur en complet de laine, parodie de l’intellectuel émerveillé par le moindre mot, lit le début du célébrissime roman de Cervantes depuis ce qui ressemble à un studio d’enregistrement radio, petite boîte noire d’un mètre de large pour deux mètres de haut environ, dans laquelle est percée une fenêtre permettant au public de le voir lire dans un micro.

À droite de ce dispositif, un baby-foot. Côté cour, une glacière, un petit ventilateur rétro, et surtout, un monticule de caisses en plastique multicolore remplies d’outils de bricolage. Ajoutant petit à petit des éléments à cette scénographie initiale, les deux personnages accolent de hauts panneaux de bois aux allures de murs. Un établi et une étagère en métal, dans laquelle ils rangeront lesdites boîtes en plastique, viennent parfaire le dispositif. Deux mondes se côtoient ainsi sur scène, deux réalités parallèles dont les frontières sont plus poreuses qu’il n’y paraît au premier abord : après une première partie où se déroulent sous nos yeux deux actions distinctes qui semblent se faire écho sans se rencontrer, le narrateur finit par sortir de sa boîte noire pour aller à la rencontre des deux autres personnages et intégrer leur monde.

On le pressent dès le début de la pièce : Les Fondateurs ne proposent pas une adaptation théâtrale de Don Quichotte au sens littéral du terme – les actions des deux personnages n’illustrant en aucun cas ce que le narrateur est en train de lire : on les voit plutôt préparer ce que l’on devine être une intervention activiste. Bien plus que cela, la compagnie réactive le geste de l’écrivain espagnol et le transpose dans notre société contemporaine. Don Quichotte s’invente des ennemis à combattre, voyant dans un moulin à vent un géant en furie ? Et nous, au XXIe siècle, quelles illusions combattons-nous ? Comme le chevalier errant du roman, les deux personnages s’imaginent leur propre réalité, leurs ennemis imaginaires et leurs causes à défendre, pour en fin de compte se fantasmer une vie. Lui affirme avoir une petite amie américaine, mannequin lingerie de profession. Elle soutient avoir sauvé les passagers d’un train bondé d’une mort certaine en réussissant à ouvrir la porte du wagon. Tous deux parlent sans cesse de leurs compagnons de lutte Véro et Bernard, dont on finit par douter de l’existence, même dans la fiction. En se nommant finalement « Goliath le magnifique » et « Olympe des Falaises », après plus d’une heure de spectacle où l’on ignore leur nom, les deux personnages bouclent la boucle de la fiction et de l’invention de leur vie.

Et pour cause : c’est in fine à un jeu autour de la notion de réalité que nous assistons. L’inventivité jubilatoire derrière le traitement des accessoires en est un bon reflet : besoin d’un téléphone portable ? Il suffit d’en dessiner un sur un morceau de carton. Du faux sang sur scène ? Utilisons plutôt des morceaux de scotch rouge directement collés sur le visage pour signaler le saignement d’une arcade. Somme toute, il est ici question des histoires, celles qu’on se crée sur nous-mêmes pour se rassurer, celles qu’on se raconte encore et encore, celles qui n’existent pas encore et qui restent à inventer.