Après le déluge

Par Clélie Vuillaume

Une critique sur le spectacle :

Avant la terreur / d’après Shakespeare et autres textes / Mise en scène de Vincent Macaigne /  Théâtre de Vidy (Lausanne) / du 19 au 21 avril 2024 / Plus d’infos.

© Simon Gosselin


Dans cette adaptation libre du Richard III de Shakespeare (après Hamlet en 2011, pour le festival d’Avignon), Vincent Macaigne plante le décor dans l’Angleterre de nos ancêtres, ce pays où il pleut toujours. Comme après un déluge, on ressort de l’expérience Avant la terreur rincé·e·s, abattu·e·s, encore inondé·e·s du flot de fureur déversé sur une scène aux allures de champ de bataille.  

Quand le public s’installe dans la salle Charles Apothéloz du Théâtre de Vidy, la représentation a déjà commencé. Un enregistrement est diffusé à hauts décibels, et une voix de femme pose un contexte historique quelque peu difficile à suivre, sur le mode vivant du détail et de l’anecdotique. À sa narration amplifiée par un effet d’écho se superpose de la musique. Diffusée dans tout l’espace et voilant la scène, de la fumée augmente encore le brouhaha et la stupéfaction ambiante. Le caractère accablant de l’entrée en matière se maintient – qu’on le supporte ou non  tout au long des deux heures trente de représentation. 

Après l’introduction récitée, c’est Richard III qui se matérialise progressivement sous nos yeux, à mesure que la nuée se dissipe. Mais avant lui, sa famille : sa mère, son frère Clarence, sa sœur Elisabeth. Richard est le petit dernier, l’artiste musicien, le « sans terre » comme on l’appelle, car il n’est pas prévu qu’il en hérite. Est alors retracée, très librement, l’histoire tragique de cette famille royale, où se succèdent les tueries pour la couronne, fruits de ressentiments mal digérés. Dans un entretien pour Tony Abdo-Hanna en 2022, Vincent Macaigne expliquait : « L’Histoire d’Angleterre m’intéresse entre autres pour son aspect aberrant : des catastrophes en boucle et des assassinats en série entre familles prétendantes au trône. »

Cette Histoire, ici restituée par le biais de personnages, qui incarnent – on nous le précise à deux reprises – plutôt que des personnes des pays et leur conflit, est entrecoupée d’un discours politiquement engagé sur notre société actuelle. On dénonce les contradictions des gouvernements, la bêtise des politiques et le climat de terreur que font régner autant les marques désormais tangibles du dérèglement climatique que les développements affolants et l’utilisation progressive de l’intelligence artificielle. La mise en scène repose sur un double jeu entre réactualisation de l’Histoire et performance au présent. Elle mêle effet comique – dans les passages au présent, on rit, bien que parfois jaune – et effet tragique, dans les passages hérités de Shakespeare. 

Avant que tout ne se salisse, l’espace est blanc, quelques écrans sont utilisés pour projeter des montages vidéo d’accidents ou de faits d’actualité. Le dispositif est obscène, en ce qu’il permet aussi d’annoncer et de filmer les morts des personnages. Vincent Macaigne souhaitait une mise en scène « hyper brut[e] », « sans recherche esthétique ». Au fil de la représentation, la boue, le sang et les paillettes, tous·te·s en même temps, viennent repeindre le décor. Les comédien·ne·s investissent de nouveaux espaces : la fosse devant la scène, les coulisses, les escaliers qui bordent le public. Ce dernier est constamment poussé au bout de ses limites : quand on ne le sollicite pas à participer activement (se lever, fermer les yeux, répondre aux comédien·ne·s), sa seule présence physique est éprouvée, que ce soit par la violence des actes, des mots, des images, des sons ou des lumières qui l’assaillent.

Dans ces mondes en délire (celui de Richard III tout autant que le nôtre), les rêves sont des cauchemars prémonitoires, des espoirs avortés, les frères et les sœurs des ennemi·e·s, les enfants des chiens ou des diables, l’amour jamais réciproque, et la haine nourricière. L’histoire familiale est un échantillon de l’Histoire où les enfants mal-aimés deviennent les pires criminels. On craint Richard, mais il nous fait aussi, et surtout, pitié. Comme tous ces hommes devenus méchants par désespoir. Difformité des personnages, caractère outrancier de la représentation, le spectacle surprend, choque, entraine et fait rire. Si le tragique y subit un traitement grotesque intéressant, le rendu est peut-être trop décontenançant pour véritablement convaincre.