Le capitalisme se Feydeau-rer la pillule

Par Mélanie Carrel

Une critique sur le spectacle :

Une oreille nue à la patte de l’amour… ou comment filer une puce malgré soi / Par Rebekka Kricheldorf d’après l’ensemble de l’œuvre de Georges Feydeau / Mise en scène Superprod (Céline Nidegger et Bastien Semenzato) / Théâtre Poche – Genève / du 14 novembre 2022 au 5 février 2023 / Plus d’infos.

© Rebecca Bowring

Et si Feydeau avait vécu au XXIe siècle ? De quoi aurait-il ri ? Quels travers de la société aurait-il portés sur les planches pour les pousser jusqu’à l’absurde devant un public hilare ? Pour ses 75 ans, le Poche nous propose un vaudeville 2.0, inspiré du grand maître du genre, et nous livre une critique du capitalisme et de l’air du temps dans un emballage rose bonbon.

Les intrigues amoureuses de ce siècle ne ressemblent guère à celles de Feydeau. Entre sapiophilie et objectophilie, coups d’un soir et vœux d’exclusivité, fétichistes de peluches et coups de foudre virtuels unilatéraux, Kricheldorf a trouvé de la matière pour son vaudeville des temps modernes. À l’époque de tous les excès, où rien n’est plus simple que de mettre quelqu’un dans son lit, l’Amour avec un grand A se faufile toujours entre les doigts de celui ou celle qui voudrait s’en saisir et il faut surmonter gueules de bois et quiproquos, tout en respectant le code d’honneur des meilleures copines cis, pour arriver à ses fins.

Le public est plongé dans l’histoire de Louise qui, portant un poulet congelé comme couvre-chef pour soulager ses maux de tête, reçoit la visite de sa meilleure amie Amélie. Celle-ci lui annonce qu’elle a (comme chaque semaine) trouvé l’homme de sa vie sur internet : il s’agit du brillantissime psychologue Hannes Schlumberger dont elle a visionné des conférences et avec lequel elle sent une connexion profonde et intime. Amélie décide de se rendre au congrès de psychologie afin de le conquérir. Suite à une invitation éméchée sur un site d’extase duveteuse, un homme déguisé en goupil (qui n’est autre que Hannes Schlumberger) s’introduit chez Louise : c’est le coup de foudre. Louise, assisté par son colocataire Momo, met alors en place un plan (pas du tout) infaillible pour vivre son amour sans trahir aucun code d’honneur.

Le rythme est effréné, tout s’enchaîne, les jeux de mots fusent, les portes claquent, les quiproquos se succèdent, les comédiens changent de personnages, et les personnages changent d’orientation sexuelle comme ils changent de plan : à leur guise. Tous les codes du vaudeville sont mobilisés sur ce plateau dont l’organisation spatiale offre de nombreuses possibilités de jeu : deux portes-tambours, donnant sur de petits sas permettent de découvrir l’arrivée des personnages délicieusement absurdes avant leur « entrée en scène », ces sas donnant eux-mêmes sur deux portes, de chaque côté du plateau, qui ne demandent qu’à être claquées, enfoncées ou contournées. Le moment du changement de décor entre les deux parties du spectacle offre quant à lui un instant de respiration bienvenu, les comédiens et comédiennes procédant à un défilé de plantes vertes en plastique avec une grâce exagérée sur un morceau de piano… mimé.

Les comédiens et comédiennes de l’ensemble du Poche prennent un malin plaisir à jouer les situations les plus loufoques dans un univers multicolore et déjanté. Mais ces situations, bien qu’elles semblent absurdes au premier abord, ne sont finalement qu’une exacerbation de problématiques contemporaines. Au Poche ce soir-là, on rit de la pièce, mais on rit surtout de soi, de l’absurdité d’un monde en perte de sens, et l’air que l’on chantonne en sortant dans la vieille ville a un arrière-goût aigre-doux : « Tout va très bien, le capitalisme se porte à merveille ».