Entretien avec Valentine Sergo

Par Sarah Neu

Un entretien réalisé le 8 décembre 2021 par visioconférence autour du texte de la pièce Chaos / De Valentine Sergo

© Guillaume Thébault

Sarah Neu : Comment ce texte s’inscrit-il dans votre parcours, et pourquoi avoir estimé important d’aborder ces questions maintenant ?

Valentine Sergo : C’est une thématique qui m’a beaucoup touchée. J’ai plusieurs casquettes dans ce métier, comédienne à la base, metteure en scène, auteure, et aussi médiatrice de projets de médiation culturelle depuis 2008 : je n’en ai pas la formation, mais j’ai plutôt un intérêt pour monter des ateliers avec des publics, des personnes pas forcément liées au théâtre. Je suis partie en Palestine avec une personne qui travaillait dans la fondation Fondens[1] Genève [qui accompagne des personnes malades par divers procédés artistiques], on a eu la possibilité de monter des ateliers ensemble. C’est de ces ateliers, qui s’appellent « théâtre du vécu », qu’est né mon intérêt pour aller faire du théâtre hors des théâtres. Et en faisant cela, notamment dans le cadre de la migration, j’ai rencontré les gens de manière différente. J’ai beaucoup collaboré avec la ville de Meyrin (GE), et notamment avec l’association CEFAM, créée uniquement pour les femmes (principalement migrantes, mais de tous bords, avec un public très mélangé). C’est un lieu où les femmes peuvent aller et trouver de la sécurité et un grand nombre d’activités. La mairie m’avait mandatée pour écrire un spectacle lors du cinquantenaire de la cité satellite de Meyrin (la première en Suisse). Et c’est dans la récolte d’interviews de toutes ces personnes, dans l’idée de créer ce spectacle, que je suis rentrée pour la première fois de ma vie dans un centre de requérants d’asile, et j’ai pris une claque. Impressionnant de voir que c’étaient vraiment des personnes comme vous et moi, pour qui cela a basculé à un moment donné dans leur pays. J’ai mis dans ce spectacle Tous les chemins mènent à Meyrin quelques témoignages de ces personnes, mais je ne pouvais pas non plus tout mettre, ce n’était pas le cahier des charges. En 2014, j’ai fait un spectacle spécifiquement sur la situation des demandeurs d’asile en Suisse, qui s’intitulait Au bord du monde et qu’on a joué au théâtre Saint-Gervais (Genève). Après, j’ai très souvent été en  Palestine faire des ateliers, j’y suis allée deux fois par années pendant sept ans, à chaque fois de l’ordre d’un à deux mois. Quand on y va aussi souvent, des amitiés se forment au-delà du professionnel et on vous raconte des histoires. Et en fait, contrairement à Au bord du monde qui est un spectacle vraiment patchwork, où je racontais l’histoire de beaucoup de personnes, j’avais vraiment envie avec  Chaos de présenter le parcours d’une vie, de raconter la grande histoire par la petite histoire. Je me suis inspirée de vies bien réelles, mais c’est une fiction. Hayat c’est donc vraiment le mélange de toutes ces vies. J’avais envie de revenir à la fiction, et pour y revenir, il faut un personnage fort et un parcours.

S.N. : Vous avez écrit Chaos en résidence d’écriture, est-ce que cette méthode de travail a un impact sur vos créations ?

V.S. : C’est ma première création suite à une résidence, ce que je peux dire, c’est que pour le moment de l’écriture, oui, cela change énormément. Et en plus, là-bas, on avait une accompagnatrice qui nous suivait sur le texte, Rita Freda. Je suis allée beaucoup plus profond dans le texte, j’ai été stimulée et mise face à mes difficultés. Au niveau du sérieux dans le travail d’écriture, j’ai la sensation d’avoir été plus loin grâce à cette confrontation de quelqu’un d’externe. Je l’ai d’ailleurs engagée comme dramaturge pour la création de Chaos pour avoir toujours un suivi avec elle. Dans l’écriture de la suite de cette trilogie, je trouve logique de continuer avec elle.

S.N. : Votre texte donne une voix à des personnes en situation de guerre, telle qu’on ne peut l’imaginer lorsqu’on ne l’a pas vécu directement. Est-ce parfois difficile d’assumer de prendre la parole à la place de ces personnes ?

V.S. : C’est le grand débat d’aujourd’hui : peut-on écrire à la place de l’autre ? Je tiens déjà à dire que ces personnes sont au courant et que le texte est en train d’être traduit en arabe, pour qu’elles puissent le lire. Je trouve qu’une artiste doit pouvoir relater le monde sans forcément que ce soit une histoire qui soit en lien avec son parcours de vie à elle. C’est vrai qu’il y a eu une éclosion d’histoires qui sont nées par rapport à un vécu personnel, et tant mieux. Cela ne doit pas empêcher qu’on continue à écrire aussi pour les autres, pour les voix qui ne peuvent pas parler. Parce que tout le monde n’a pas cette faculté d’écrire. Je suis convaincue qu’il faut laisser aux artistes la possibilité de s’exprimer, de retransmettre le vécu d’autres personnes. Il y a un petit peu un danger, aujourd’hui, de ne plus pouvoir écrire à la place de l’autre. À la limite, je trouve que c’est presque un débat qui ne devrait pas avoir lieu, parce qu’en tant qu’écrivain on met énormément de soi et de son parcours dans ce qu’on raconte. Il y a aussi énormément de fiction dans la vie d’Hayat, la Hayat en question n’a jamais migré. C’est moi qui ai fait un mélange d’une femme qui migre parce qu’ici j’avais rencontré des femmes qui migrent. Je dois dire aussi que ce qui m’a particulièrement touchée dans ce travail, c’est qu’une des femmes qui m’a inspirée (elle le sait, le livre lui est dédié) est une réfugiée syrienne à qui j’ai donné un coup de main à son arrivée. Je l’ai aidée pour qu’elle puisse réaliser le parcours qu’elle voulait. Elle faisait la billetterie à mon spectacle et chaque fois, elle me disait, « mais Valentine j’ai l’impression que tu racontes ma vie ». Alors que je ne connais rien de sa vie, avant la Suisse.

S.N. : Quel est ce « Moyen-Orient » où se déroule l’action, dont le lieu n’est pas précisé ?

V.S. : Je dirais qu’il y a deux moments où on peut comprendre que ça se passe en Palestine : lorsque les personnages évoquent les checkpoints (mais encore, cela existe au Liban, en Syrie, en Irak), et lorsque Samy évoque les colons et que le soldat lui dit « moi, dans un an, j’aurai terminé et j’irai en voyage me vider la tête ». Mais je tenais spécifiquement à ne pas faire un texte qui soit uniquement en lien avec la Palestine, surtout parce qu’ici j’avais rencontré des personnes migrantes irakiennes, kurdes, … À l’issue des représentations, j’ai été surprise de rencontrer des Libanais qui avaient la sensation qu’on parlait d’eux, des Afghans (même si cela n’a rien à voir avec le Moyen-Orient), des Irakiens. Ainsi, en ne précisant pas le pays de l’action, je laisse une ouverture pour toutes les personnes qui reconnaisse quelque chose de leur histoire dans la vie d’Hayat.

S.N. : Le récit est conçu de manière cyclique, il commence par la scène de l’accouchement d’Hayat, et se clôt sur celui de sa mère. Pourquoi avoir choisi une telle construction ? Cela a-t-il un lien avec la conception du temps en Orient, qui est plus cyclique qu’ici, ou encore avec le mode de vie d’une personne exilée qui doit tout recommencer plusieurs fois ?

V.S. : C’est intéressant… Mais non, en fait, ce que j’avais envie de raconter avec cette dernière scène qui est la naissance de Hayat c’était que la mère (qui n’est pas un personnage facile, on pourrait le croire très antipathique, voire dangereux au départ) sauve peut-être sa fille de son père en la chassant de la maison. Chacun fait comme il peut en tant que parent et ce qui m’intéressait dans ce personnage c’est de raconter comment on peut aimer quelqu’un, comment on peut être tenté de sauver quelqu’un, mais pas forcément en étant dans la bienveillance. Et aimer quelqu’un ne veut pas forcément dire faire tout juste, malheureusement pas, et souvent pas. Pour moi la chose qui était très claire c’est que je voulais raconter l’histoire de façon éclatée pour montrer l’éclatement de la vie d’Hayat, et que petit-à-petit le spectateur remette les morceaux ensemble pour comprendre son parcours. Après, la boucle c’était effectivement pour montrer que Hayat avait fait du mieux qu’elle avait pu, que ce n’était pas vraiment de l’amour, mais quand même quelque chose qui pouvait y ressembler, et que de cette affection était née une enfant. La mère ce n’était pas du tout de l’amour [avec son mari], elle s’était promise qu’elle veillerait sur Hayat, elle n’a pas vraiment réussi.. […] Cela prend du temps, plusieurs générations, mais pour finir, Hayat s’en est sortie mieux que sa mère et a quand même réussi à donner une éducation à sa fille, ce que sa mère n’a pas réussi à faire pour elle. Cela n’a pas été parfait, cela a même été dramatique, mais la deuxième génération s’en sort mieux que la première.

S.N. : Dans les scènes au téléphone, la fille d’Hayat (Nour) semble insister pour pouvoir rejoindre sa mère en Europe ; or, on s’aperçoit que ce n’est pas ce dont elle a envie quand Hayat rentre dans son pays et lui rend visite. Comment expliquez-vous ce changement ?

V.S. : Je souhaitais raconter la confrontation entre le fantasme et la réalité. Il y a cette notion du fantasme – « oui tu viendras, ça sera merveilleux etc… », tout cela est de l’ordre d’un discours, et c’est un discours qui nourrit le fantasme, et les années passent. Quand Nour voit sa mère pour la première fois [scène 29], elle a quelque chose comme sept, huit ans. Il y a cette « mère fantasmée », ça c’est quelque chose que j’ai beaucoup entendu et dont j’ai été témoin. J’ai connu ici en Suisse un Palestinien qui était de Gaza. Il avait fui Gaza, parce qu’il avait des problèmes avec le Hamas et quand il a compris qu’il devrait rester ici cinq-six ans pour « peut-être » pouvoir faire venir ses enfants et sa femme, il a craqué. Au bout d’un mois, il est rentré. Alors qu’il a mis des années pour arriver ici, pour obtenir enfin des droits, trouver des autorisations, car c’est très compliqué de sortir du pays. Il est revenu. Cet exemple pour dire qu’Hayat et Nour se nourrissent toutes les deux de ce fantasme qu’elles vont se retrouver, mais en quelque sorte, et c’est ça le drame de leur histoire, c’est trop tard… À un moment donné, on aurait pu prendre le train suivant, à deux-trois ans, puis on aurait encore pu prendre le suivant à six ans. Mais à huit ans, sa vie est faite là-bas. Et quand tout d’un coup elle lui dit concrètement « c’est bon, on y va, on s’en va », Nour ne veut pas se retrouver seule avec sa mère, sans sa grand-mère. Ce sont des histoires que j’ai souvent entendues.  Je souhaitais plonger le spectateur dans cette réalité.

S.N. : Le texte comporte des scènes très dures où un rapport incestueux du père avec Hayat est explicité ; ces passages ont-ils une fonction spécifique, si ce n’est aggraver la condition du personnage d’Hayat ?

V.S. : Cela part aussi d’une histoire vraie, l’histoire d’une fille qui a subi un abus de la part de son père et qui a été chassée de la maison. Là-bas, les droits n’ont rien à voir avec ceux que nous avons ici, et la coupable, c’est la femme. C’est une femme incroyable, avec une force de vie de laquelle je me suis inspirée pour le personnage d’Hayat, au sens où cela ne l’a pas entièrement détruite, elle a eu par la suite des enfants avec un mari extrêmement respectueux. Ce que je questionne, c’est « comment tu t’en sors ? » quand tu es une jeune femme et que tu vis ça. Parce que ce n’est pas possible d’aller en parler à la police. Déjà ici, ce n’est pas toujours simple d’en parler à la police et d’être entendue, mais là-bas, c’est impensable, c’est « tu te casses, tu es la honte de la famille ». La psychiatre palestinienne Samah Jabr explique que là-bas on subit un tel un niveau de violence quotidien, que l’on n’est pas choqué des mêmes choses qu’en Occident. Comme le niveau de violence est élevé et l’humiliation constante, il y a beaucoup de pères qui retournent la violence contre leur propre famille. Donc ce qui m’intéressait de raconter, c’était de voir comment cette violence fait toile d’araignée, crée des rapports au monde violents, parfois sans maîtrise.

S.N. : Vous dites que le texte cherche à interroger comment il est possible de recommencer après avoir vécu un exil de guerre, quel intérêt on peut trouver à la vie ensuite. La pièce fait à plusieurs reprises mention de poèmes. Est-ce pour signifier que la poésie peut être un moyen pour survivre aux atrocités de la guerre et aux conséquences de l’exil ?

V.S. : En tout cas avoir accès à quelque chose qui transcende le quotidien, accès à la beauté (pas dans le sens de l’esthétique, mais du « beau », qui touche et qui construit comme un beau paysage). On dit beaucoup de poèmes au Moyen-Orient. Ce sont des grands amateurs de poésie, ils connaissent des bouts de poésie par cœur, ils se les récitent entre eux, la poésie et la chanson sont très présentes. C’est par là que passe ce lien à quelque chose de plus grand que nous, qui peut nous habiter. Notamment le très grand poète Mahmoud Darwich [il n’y a pas de poèmes de lui dans le spectacle] est une véritable rockstar, il faisait des récitals de poésie dans des stades de foot au Moyen-Orient. Où est-ce qu’on verrait un poète faire ça en Occident ? Il y a vraiment un rapport très puissant, très charnel à cette dimension. Pour moi, cela raconte aussi le Moyen-Orient.

S.N. : Le texte a été conçu pour que les 20 personnages soient joués par 4 comédiens et comédiennes. Dès lors, sur scène, comment avez-vous pensé clarifier efficacement l’identité de chaque personnage ?

V.S. : Ils avaient tous un costume de base, et par-dessus ils mettaient soit une robe de chambre, soit une veste, soit un chapeau, pour passer directement d’un personnage à l’autre. Au début, ils sont tous présents, le public entre et ils sont sur le plateau. Quand le spectacle commence ils mettent en place le décor (trois panneaux sur roulettes, deux avaient des tulles blancs et un autre un tulle noir, ce qui permettait de faire des parois, et de la transparence). On pouvait faire un espace cuisine, puis les faire éclater et être à l’extérieur, on les mettait en diagonale, et c’était la rue. J’ai travaillé avec une costumière excellente, Samantha Landragin, on a bien réfléchi à comment créer les changements. Pour cette raison, j’ai parfois aussi inversé des scènes. Le spectateur était souvent bluffé quand à la fin, il ne voyait que quatre acteurs qui saluent. On ne peut faire ça qu’au théâtre : quatre acteurs pour vingt personnages ce n’est pas possible au cinéma. On dit au spectateur, que quand l’actrice met la robe de chambre comme ça, c’est la maman, et quand elle met la blouse blanche, c’est la médecin cheffe ; et le spectateur est d’accord. C’est ce que j’aime au théâtre, de sortir de notre réalité, on y croit tout en sachant que c’est faux.

S.N. : À la mise au plateau, comment avez-vous envisagé les scènes de danse?

V.S. : J’ai fait appel à József Trefeli, qui a une compagnie de danse et a travaillé sur plusieurs de mes projets. Il est chorégraphe de danse contemporaine, mais aussi folklorique. Il a des origines hongroises et enseigne la danse folklorique hongroise. Pour moi, c’était important qu’on invente un folklore qui s’inspire de là-bas, de la Dabkeh, mais je voulais que ce soit vraiment une danse créée, et magnifique. Il fallait quelqu’un qui comprenne bien tous ces rythmes-là, ce que tous les danseurs contemporains ne peuvent pas faire, et que József, avec sa double casquette, peut faire. Il a aussi créé la première danse (avec le père) et il a aussi travaillé avec nous sur le mouvement des panneaux, qui devait être comme un ballet. Je voulais profiter de ces mouvements pour mettre en place des moments d’émotion, qui ne soient pas que dans le jeu. […] J’aime bien travailler avec de grandes équipes, et j’aime bien travailler avec des collaborateurs. Le rôle du metteur en scène est aussi intéressant quand on fait appel, à un chorégraphe, à un musicien, et qu’on se met ensemble au service d’une histoire. Evidemment, j’ai aussi choisi des acteurs qui avaient un passé au niveau de la danse et donc le sens du rythme.

S.N. : Vous êtes en train d’écrire le deuxième volet de cette trilogie, l’histoire de Nour, la fille d’Hayat, comment procédez-vous ? À partir de l’enfance que vous lui avez donnée dans le premier volet ?

V.S. : On sait, à la fin de Chaos, qu’elle est médecin et qu’elle veut se spécialiser en cardiologie, donc elle part en Europe pour cela, et pour retrouver sa mère. Mais le parcours ne va pas être aussi simple qu’elle imaginait parce qu’elle arrive dans une Europe qui ne va pas bien (ce qui est le cas au-delà du coronavirus). On ne peut pas être plus européenne que moi de par mes multiples origines, mais ce qu’est en train de faire le parlement européen tue l’Europe. Nour n’arrive pas dans l’Europe à laquelle elle s’attendait, mais dans l’Europe fantasmée par sa mère. Alors oui, il y a plein de choses que tu peux faire en Europe, que tu ne peux pas faire là-bas. Mais d’un point de vue social, l’Europe va très mal. Dans cette pièce-là, il n’y a pas de flashback, c’est tourné vers le futur. L’aspect éclaté tiendra au fait que Nour ne retrouve pas tout de suite Hayat, il y a ces deux histoires qui se suivent en parallèle. Et après, il y a vraiment un basculement vers autre chose.


[1] https://education-patient.net/