Entretien avec Sophie-Valentine Borloz autour de la pièce “Les Naufrageurs” (2017)

Par Enola Rindlisbacher

Un entretien autour de la pièce Les Naufrageurs (2017) / De Sophie-Valentine Borloz / Plus d’infos

© Céline Michel

Enola Rindlisbacher, pour l’Atelier critique (ER) : Vous êtes docteure en littérature française et chercheuse à l’Université de Lausanne. Vous avez également pratiqué le théâtre à Vevey pendant plusieurs années. Est-ce que vous pouvez nous raconter votre parcours dans cet univers des arts de la scène ?

Sophie-Valentine Borloz (S.-V. B.) : Le théâtre a toujours été un hobby important dans ma vie. J’ai commencé vers sept ou huit ans à en faire. Quand j’étais à la fin de ma première année au gymnase de Burier à La Tour-de-Peilz, il a été décidé de fermer l’option théâtre et le professeur qui donnait le cours, Nicolas Gerber, a été rattaché au théâtre des Trois-Quarts à Vevey, dirigé par Dominique Würsten. Je me suis donc inscrite à ses cours car j’aimais beaucoup son enseignement. Je suis restée de nombreuses années dans ce théâtre où j’ai pu me familiariser avec une approche plus « holistique », même si cela est toujours resté de l’ordre du loisir et de l’amateur. Il s’agissait de former les gens non seulement à jouer mais également à prendre conscience de tout ce qui entoure une pièce : participer à la régie, créer des affiches, faire la promotion d’un spectacle, rédiger un communiqué de presse, construire des décors, etc. Tout cela m’a donné une vision plus globale des réalités de la scène.

E. R. : Comment êtes-vous passée de cet univers d’actrice, où il vous arrivait de faire un peu de tout, à celui d’autrice ? Votre première pièce, qui a été co-écrite avec Dominique Würsten en 2012, La Farce du Devin, était une commande de la ville de Vevey et de Montreux. Aviez-vous déjà écrit d’autres textes avant cela ?

S.-V. B. : J’ai toujours aimé écrire pour moi, à tel point que je suis devenue une spécialiste des débuts de nouvelles ou de romans qui ne sont jamais terminés ! J’en ai écrit beaucoup au fil des années. Passer de l’objet littéraire à l’objet théâtral m’a toujours intéressée. Je me suis greffée sur cette commande des villes de Montreux et de Vevey pour le tricentenaire Rousseau. Cette expérience d’écriture m’a surtout montré qu’il était possible d’aller au bout de ses créations lorsqu’on arrête de se poser trop de questions sur le sens profond des choses. Avoir cette approche un peu plus pragmatique du texte m’a permis d’aboutir à un objet – qui n’était pas parfait et qui aurait pu prendre des formes différentes – mais qui avait le mérite d’exister et cela a joué un rôle de déclic pour moi : il est possible d’écrire une pièce de théâtre ! 

E. R. : Nous allons parler maintenant de votre seconde pièce, Les Naufrageurs, qui a été créée en 2017 et qui a connu un parcours un peu particulier. Pouvez-vous d’abord nous dire quelques mots sur le processus de création de cette pièce ?

S.-V. B. : C’est un univers qui me trottait dans la tête depuis assez longtemps. J’aimais bien ces vieilles légendes marines et ces figures de naufrageurs, ces imaginaires côtiers, de marins, cette question de l’isolement, de l’élément externe perturbateur qui vient remettre en question une communauté. Je me suis lancée dans l’écriture sans savoir exactement où j’allais mais en ayant en tête plus ou moins la direction, en me laissant porter par les idées, envies et enchaînements d’inspiration du moment. C’était une écriture très libre car ce n’était pas une commande. 

E. R. : Est-ce que l’univers académique a exercé une influence sur votre processus créatif en tant qu’autrice de théâtre et de littérature ?

S.-V. B. : Il y a toujours cette habitude, non pas d’évaluer les textes, mais de porter un regard critique sur eux, qu’il est parfois difficile de débrancher en écrivant soi-même. Une partie du cerveau écrit et l’autre se dit que cela n’est pas bon. Parfois, c’est un obstacle même si cela pousse aussi à s’améliorer. Évidemment, on est amené à lire et découvrir, dans le cadre des études théâtrales, des textes qui nous ouvrent à un imaginaire extrêmement riche. Il s’agissait pour moi de dépasser cette tendance à m’arrêter en cours de route et de  détacher ma pratique d’écriture de mon identité de « lettreuse ».

E. R. : Quelles ont été vos principales sources d’inspiration pour cette pièce ? Est-ce que vous vous êtes inspirée de références historiques pour créer la culture, les légendes et chansons des villageois de l’île ?

S.-V. B. : Pas vraiment. J’ai puisé dans un folklore commun, mais sans vouloir trop me renseigner pour ne pas me heurter à un souci de réalisme. J’avais plutôt envie de partir vers quelque chose qui serait de l’ordre du conte, qui n’avait donc pas besoin de s’ancrer dans un territoire, un temps et un lieu extrêmement précis. De manière un peu enfantine, j’aurais envie de dire que cela se passait dans  l’« Ancien temps », dans un Ailleurs. Peu importe que les traditions et le langage correspondent ou non à une réalité quelconque. Les légendes que l’on a tous en tête sont venues nourrir une sorte de substrat de l’histoire, mais je n’avais pas envie d’avoir des références extrêmement précises.

E. R. : Vous avez parlé d’un conte, mais votre pièce prend une tournure assez sombre avec la mort de Tessa à la fin de la pièce.

S.-V. B. : Je ne pense pas que cela soit contradictoire avec le fait que cela soit un conte, car la tradition des contes est souvent assez sombre et macabre. J’aimais bien cette tension liberté-enfermement qui se résout finalement dans une forme paradoxale de liberté par le sacrifice ou la mort. En tant que spectatrice, j’apprécie les moments de légèreté qui n’empêchent pas un mouvement général qui tourne vers le drame.

E. R. : Votre pièce a été jouée au théâtre des Trois-Quarts à Vevey, aujourd’hui appelé le Pantographe, en février 2017. Vous n’avez pas joué dans la pièce, mais avez-vous participé à la mise en scène de Dominique Würsten ?

S.-V. B. : Indirectement. Je n’avais pas un rôle « officiel » d’assistante à la mise en scène ou quoi que ce soit, mais j’ai suivi le processus de très près, dans un rapport de fascination. J’ai trouvé cela tellement incroyable de voir cet imaginaire, ce travail solitaire prendre vie et m’échapper – dans le bon sens du terme – voir d’autres personnes se l’approprier, lire des choses que je n’avais pas forcément voulu y mettre et revenir avec des questions que je ne m’étais pas forcément posées. On a beaucoup discuté avec le metteur en scène, l’artiste en charge des décors et la costumière. C’était très agréable d’être consultée, d’avoir un avis, mais sans la responsabilité de l’adaptation.


E. R. : Il y a quelques didascalies dans votre texte qui suggèrent un décor, mais vous laissez une certaine liberté d’interprétation. Quels ont été les choix de mise en scène dans cette représentation ?

S.-V. B. : Il y avait certaines contraintes de plateau, car le théâtre des Trois-Quarts est la plus petite scène professionnelle en Suisse romande. Représenter une plage, un naufrage, une falaise implique quelques « trucs » et un travail d’imagination assez conséquent ! J’ai beaucoup d’admiration pour les stratégies du metteur en scène et du scénographe à montrer qu’avec trois bouts de bois et un bout de tissu on comprend le naufrage. Les décors d’objets étaient assez minimaux car il y a pas mal de changements de lieux. Il y avait des décors peints à l’arrière qui jouaient sur l’image du conte, du livre pour enfants. Le décorateur a fait le choix d’aller dans la direction du livre illustré, ce qui entrait bien en résonnance avec ce que j’avais à l’esprit. 

E. R. : Votre texte a par la suite été traduit en grec et présenté au festival d’Analogio à Athènes en 2019, est-ce que vous avez participé à cette expérience ?

S.-V. B. : J’ai eu quelques échanges avec la traductrice. La version présentée lors du festival oscillait entre la lecture et l’interprétation. J’ai été invitée et j’ai trouvé assez surprenant d’entendre son propre texte dans une langue que l’on ne comprend pas ! J’arrivais à me repérer mais il y avait quelque chose de l’ordre de la dépossession heureuse, je n’avais aucun contrôle sur le texte. Ce qui était assez troublant est que nous n’avions eu aucun échange sur la distribution et l’esthétique. Or les acteurs grecs étaient presque des sosies de ceux qui avaient joué lors de la création à Vevey ! Le texte invite à une certaine lecture qui est restée constante dans ces deux exemples-ci, celle du conte, malgré le fait qu’une autre lecture sur l’immigration pouvait faire l’objet d’une actualisation du texte en Grèce.

E. R. : Est-ce que vous avez des projets futurs, que ce soit au théâtre ou en littérature, que vous aimeriez partager ?

S.-V. B. : En ce moment, je suis dans le sillon de l’écriture académique, mais j’ai des idées et des envies.