Rire au féminin

Rire avec les femmes de la pédanterie et de l’exagération, même quand ces travers sont portés par des femmes, c’est l’affaire de Molière, qui fustige les misogynes et les hypocrites. Rendez-vous aussi avec La Fontaine.

Dans une société aux mœurs élégantes, pas de place pour la haine des femmes. Une feinte misogynie, exprimée sur scène ou à l’écrit, permettait en réalité de rire… des misogynes eux-mêmes. Exemples chez Molière et La Fontaine, avec les dix-septiémistes Lise Michel et Marc Escola. Lire aussi l’article «Une conquête des femmes».

Pas facile aujourd’hui de mettre en scène des pièces de Molière comme Les Femmes savantes ou Les Précieuses ridicules. Si des raisons diverses peuvent expliquer cette relative absence dans nos théâtres romands, on devine aussi qu’un regard anachronique rend cette tâche risquée sur le plan non seulement culturel mais encore politique.

À la Faculté des lettres, Lise Michel pointe deux difficultés : ces textes sont truffés d’allusions à l’actualité et aux débats intellectuels de leur temps, d’une part ; et d’autre part, on ne peut pas les lire uniquement sous l’angle du rapport aux femmes car, chez Molière, ce ne sont pas leur curiosité ni leurs façons d’agir en elles-mêmes qui sont réprouvées; le comique repose sur l’étalage du savoir ou la caricature des pratiques. «Ce qui fait rire, c’est la pédanterie et l’exagération», résume Lise Michel. Comportements attribués à des femmes mais, quand on connaît un peu Molière, on songe immanquablement aussi à l’homme Tartuffe, porté, lui, sur d’autres démonstrations dévastatrices et ridicules…

Rire avec Molière

Avec Danielle Chaperon et Marc Escola, Lise Michel est impliquée dans le projet FNS Agora Rire avec Molière, initié par le Centre d’études théâtrales pour le quatre-centième anniversaire du dramaturge en 2022. Elle prépare ce semestre des étudiantes et étudiants à une intervention ludique à partir des Femmes savantes auprès d’un public de théâtre, en collaboration avec la dramaturge Delphine Abrecht, le Service culture et médiation scientifique de l’UNIL, La Grange, la Comédie de Genève, le Théâtre de Carouge, le Théâtre des Osses et Vidy-Lausanne.

La Grange proposera également en janvier un spectacle de Matthias Urban interrogeant la possibilité du comique à partir de quelques variations sur la scène 5 de l’acte IV du Tartuffe, préparé en lien avec un séminaire de Danielle Chaperon, pendant que Marc Escola animera sur la RTS une série d’entretiens sur Molière.

Humour misogyne ou humour savant ?

Citant L’École des femmes, Lise Michel estime que «rire aujourd’hui des exigences rigoristes d’Arnolphe et de son comportement envers Agnès ne va pas de soi» et que «l’erreur serait de ne pas contextualiser, alors que le public de l’époque savait bien à qui attribuer le ridicule». La spécialiste a contribué en 2010 à la nouvelle édition des œuvres de Molière dans la Bibliothèque de la Pléiade, faisant ressortir «l’ancrage mondain et extrêmement lettré» d’un auteur qui ne s’adressait pas prioritairement au peuple et maniait au plus haut point le second degré. «L’humour misogyne avec lequel il joue est en réalité un humour savant», décrit-elle.

Le savoir-vivre d’hier à aujourd’hui

Son collègue Marc Escola relève l’impossibilité de trouver une version misogyne au premier degré dans les farces et les facéties plus anciennes qui inspiraient les grands auteurs français du XVIIe siècle. Tous deux estiment que les traités de type religieux voulant réguler les comportements des femmes, et datant pour certains de la première moitié du siècle, « étaient déjà perçus comme réactionnaires dans les années 1660 ». Lise Michel souligne la parenté entre nos aspirations actuelles et celles manifestées par le public galant de Molière : «Ce savoir-vivre théorisé à la cour a servi de modèle culturel transmis jusqu’à nos jours.»

La littérature va de pair avec la mixité

Pour Marc Escola, la littérature postule d’emblée la mixité de son lectorat. «Je ne connais pas de texte s’adressant à un public exclusivement masculin ou féminin», dit-il : l’enjeu est de révéler qu’hommes et femmes sont capables de rire ensemble des mêmes scènes ou ressorts, quoique pour des raisons différentes. En outre, le comique «a sans doute quelque chose à voir avec la différence sexuelle». En témoigne par exemple une fable de La Fontaine qui sera l’objet de sa conférence. Dans Les femmes et le secret, l’auteur joue non pas contre mais avec le public féminin, tout en brodant autour d’un préjugé sexiste, d’une manière hautement facétieuse qui met en scène un homme pondeur d’œufs…

Le plaisir féminin… de la lecture

Il y a ainsi chez La Fontaine l’idée que les femmes, sans oser le dire, prennent autant de plaisir, voire plus que les hommes, à certaines évocations sexuelles. Pour explorer plus avant le secret de cette fable, le chercheur nous invite à sa conférence. Il rappelle que La Fontaine écrivit dans un style galant des contes licencieux interdits par l’Église, et publiés parallèlement aux fables animalières. Madame de Sévigné, dans sa fameuse correspondance avec sa fille Françoise, plus prude qu’elle, «met une sorte de fierté à dire qu’elle lit les contes autant que les fables». Lui-même emporterait les deux sur une île déserte…

Un autre rendez-vous est annoncé avec Marc Escola pour la prochaine sortie de son livre Le Misanthrope corrigé, qui revisite à la lumière actuelle les suites données au chef-d’œuvre de Molière. Tout comme Rousseau et bien d’autres dans le sillage de sa Lettre à D’Alembert, Marc Escola a de la sympathie pour le personnage décrié du misanthrope car «le vrai misanthrope n’est pas Alceste mais son ami Philinte», esquisse-t-il.

Conférence

Peut-on rire des femmes (sous Louis XIV) ? Par Marc Escola, mercredi 3 novembre à 18h15, Anthropole 2024, dans le cadre du cours public initié par le Centre interdisciplinaire d’étude des littératures « Femmes et littérature ».

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