Comment, et sur combien de temps, se sépare-t-on de ses congénères pour devenir une autre espèce, incompatible génétiquement ? Les réponses de Christophe Dufresnes et Nicolas Perrin, à partir du cas des amphibiens européens. Une étude publiée dans la revue PNAS.
La formation de nouvelles espèces peut a priori suivre des chemins très différents. D’un côté, une mutation majeure sur un ou quelques gènes essentiels peut suffire à séparer deux lignées, les empêchant de se reproduire ensemble. Ancien doctorant au Département d’écologie et évolution de l’UNIL, aujourd’hui professeur à l’Université NJFU de Nanjing, Christophe Dufresnes cite par exemple deux espèces d’escargots devenues physiquement incapables de s’accoupler en raison d’une mutation qui inverse le sens d’enroulement de leur coquille. Nicolas Perrin, professeur honoraire de l’UNIL, évoque aussi le cas d’espèces « cryptiques » parfaitement similaires aux yeux des humains – par exemple certains crustacés de bord de mer – et qui pourtant se reconnaissent entre elles en raison du simple changement d’un composé chimique, qui empêche d’emblée toute attirance sexuelle. Ces mutations peuvent se produire « hypervite », affirme Nicolas Perrin, soit quelques dizaines de générations pour se fixer dans une population.
Publiée dans la revue scientifique PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America), l’étude menée par Christophe Dufresnes et 13 collaborateurs européens, dont plusieurs membres de l’UNIL, met en évidence une dynamique très différente pour aboutir à l’incompatibilité reproductive. « Cela s’apparente à plusieurs petites pannes sur toute une série de gènes répartis sur l’ensemble du génome, et non pas à une grosse panne dans une seule région », décrivent les scientifiques. Ces petites incompatibilités s’accumulent progressivement, sur des millions d’années. Au début la reproduction reste possible, mais la survie ou la fécondité des hybrides s’étiole au fil de l’évolution. En effet, les deux espèces échangent encore du matériel génétique, mais les mutations différentes accumulées sur les gènes n’ayant pas évolué ensemble les empêchent de bien fonctionner entre eux.
L’introgression ou la séparation
L’étude, focalisée sur les amphibiens européens (crapauds, grenouilles, rainettes), a porté sur plus de 40 zones géographiques de contact entre lignées ayant divergé depuis moins d’un million jusqu’à 20 millions d’années. Les auteurs ont séquencé l’ADN des individus hybrides dans ces zones de contact, pour identifier les éventuelles incompatibilités génétiques entre les deux espèces dont ils sont issus. Lorsque les lignées de batraciens ont divergé récemment, leurs gènes se mélangent encore sur de longues distances de part et d’autre de la zone de contact (on peut ainsi retrouver des gènes « étrangers » 200 kilomètres plus loin) : on parle alors d’introgression massive, et cela montre que les génomes restent compatibles. Mais si le temps de divergence excède cinq à six millions d’années, les gènes ne se mélangent plus que sur quelques petits kilomètres. Le processus de spéciation (la formation d’espèce) est alors achevé. Sur le site de Romans-sur-Isère (France), par exemple, au point de rencontre de deux espèces de crapauds du sud et du nord de l’Europe ayant divergé il y a 5,2 millions d’années, la distance d’introgression des gènes ne dépasse pas 10 kilomètres en moyenne.
En conclusion on peut dire que l’incompatibilité reproductive, qui signale le saut entre les espèces, est, chez les amphibiens, le résultat de nombreuses petites mutations génétiques, nécessitant beaucoup de temps pour s’accumuler sur l’ensemble du génome : il a fallu entre trois et cinq millions d’années d’isolement pour rendre incompatibles les amphibiens étudiés ici à travers leurs malheureux hybrides. Cette étude démontre la nature très graduelle de la spéciation et permet de mieux classer les lignées évolutives en espèces ou sous-espèces, ce qui est central en taxonomie.