Natalité en péril ?

Face à l’alarme médiatique sur la baisse des naissances, une étude offre une lecture plus nuancée sur près de 80 ans de données.

Tandis que les médias s’alarment de la baisse des naissances, une étude menée par Jean-Marie Le Goff (Unil) et Valérie-Anne Ryser (FORS) propose, à travers près de 80 ans de données, une lecture plus nuancée de ce phénomène.

« Chute des naissances » (RTS, 2023) ; « Le taux de natalité suisse est retombé à son plus bas niveau depuis 20 ans » (RTS, 2023) ; « Pourquoi les femmes ont moins envie d’avoir des enfants ? » (24 heures, 2025) ; « L’effondrement de la natalité s’accélère à travers le monde » (Le Temps, 2024). Pas de doute, l’alerte est bel est bien lancée dans les médias suisses. Mais y a-t-il réellement de quoi s’inquiéter ? Comment interpréter cet étonnant constat ?

Pour dépasser cette lecture médiatique « superficielle » et nuancer les discours, Valérie-Anne Ryser, responsable de recherche au sein de la Fondation suisse pour la recherche en sciences sociales (FORS), et Jean-Marie Le Goff, démographe et maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Unil, ont entrepris une étude sur l’évolution de la fécondité en Suisse entre 1946 et 2022. Publiée en avril dans la revue Social Change in Switzerland, la recherche croise différents indicateurs : l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF), la descendance finale (DF) (le nombre total d’enfants par femme à la fin de sa vie reproductive) et les probabilités d’agrandissement des familles (passer de 0 à 1, puis à 2, 3 enfants, etc.). En mobilisant les archives démographiques suisses, l’équipe de recherche a ainsi pu retracer les trajectoires reproductives sur près de 80 ans, en tenant compte du niveau d’éducation, du contexte social et des choix de vie.

« Dans les médias, on entend aujourd’hui un discours très alarmiste sur la baisse de la fécondité, constate Valérie-Anne Ryser. Mais ce discours repose généralement sur des indicateurs mal compris ou mal utilisés. » En cause, selon Jean-Marie Le Goff, l’usage unique de l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF), « peu adapté car il ne tient pas compte du report des naissances. Il mélange plusieurs générations et reflète mal les intentions réelles. L’ICF peut baisser simplement parce que les femmes décident d’avoir leurs enfants plus tard, pas parce qu’elles en veulent moins. » Les deux scientifiques ont donc estimé nécessaire de croiser cet indicateur avec d’autres pour une meilleure compréhension.

Deux enfants, sinon aucun

Alors comment se porte la natalité ? À l’issue de leur étude, plusieurs constats. À partir du baby-boom (voir encadré ci-dessous), la norme de la famille à deux enfants s’impose. Puis, dès les années 1990, un second modèle gagne du terrain,celui d’une vie sans enfant, particulièrement chez les femmes diplômées de l’enseignement supérieur. Aujourd’hui, une forte tension subsiste entre ces deux modèles. 

Chez les femmes nées dans les années 1960, environ 20% ne sont pas mères. Ce chiffre grimpe à près de 30% chez celles qui ont suivi des études tertiaires. « Nos données montrent que ce choix n’est pas forcément volontaire, précise Valérie-Anne Ryser. C’est souvent le résultat d’un parcours de vie où la maternité n’a pas trouvé sa place. » La plupart du temps, les femmes ont effectivement moins d’enfants que ce qu’elles souhaitaient au départ. La recherche a cependant montré qu’elles ne renoncent pas à la maternité par rejet, mais parce que les conditions ne s’y prêtent pas : précarité de l’emploi, absence de partenaire adéquat, difficultés de conciliation entre travail et vie de famille. 

À cela s’ajoute une parentalité de plus en plus exigeante, marquée par l’idéal d’un investissement éducatif intensif, qui rend le projet d’enfant plus contraignant, voire carrément intimidant. « La société est aujourd’hui traversée par de fortes injonctions, analyse Valérie-Anne Ryser, une espèce de parentalité intensive véhiculant l’idée qu’il faudrait avoir moins d’enfants, mais sur lesquels on consacre davantage de ressources et de moyens. En parallèle, il y a aussi une meilleure compréhension de ce qu’est le développement de l’enfant et de l’investissement réel que cela implique d’être parent. » Elle conclut : « Les prérequis pour avoir des enfants ont radicalement changé par rapport à ceux des années 80 ».

Clivage de valeurs

Autre élément notable de l’étude, l’âge moyen à la naissance du premier enfant continue d’augmenter. En 2022, il atteignait 31,2 ans. « Avec la massification de l’éducation, les temps d’études se rallongent, les difficultés d’insertion sur le marché du travail et la précarité financière professionnelle aussi. Globalement la vulnérabilité économique se prolonge dans les parcours de vie. Autant de facteurs qui contribuent à repousser l’âge de la maternité », explique Valérie-Anne Ryser.

Les données de l’étude mettent aussi en évidence un phénomène interpellant. Avant d’avoir un enfant, on cherche évidemment le bon conjoint. « Aujourd’hui, on remarque une différence de plus en plus marquée entre les valeurs familiales des hommes et celles des femmes, souligne la responsable de recherche. Les hommes ont des discours plus conservateurs et traditionnels, tandis que ceux de leurs homologues féminines sont plus progressistes et égalitaires. » Quand les valeurs familiales divergent, pas facile de bâtir un couple prêt à se lancer dans la parentalité.

Le malentendu du baby-boom

Les deux scientifiques déconstruisent également l’idée d’un baby-boom suisse massif. « On surestime souvent l’ampleur du phénomène, parce qu’on se base sur l’indice conjoncturel, qui a fortement augmenté après la guerre », explique Jean-Marie Le Goff. Or cet indicateur a surtout capté un rajeunissement de l’âge à la maternité, non une explosion du nombre d’enfants par femme. « Si on regarde la descendance finale, on voit que les femmes nées entre 1917 et 1935 ont eu en moyenne 2,2 enfants ; à peine plus que les générations suivantes », précise le démographe. L’impression de baby-boom tient ainsi plus à une concentration temporelle des naissances qu’à une multiplication des familles nombreuses. « C’est une époque que l’on considère souvent comme l’âge d’or de la famille, on la sacralise. Mais finalement c’est une période très courte dans l’histoire », complète sa collègue.

Vers un regard moins normatif

La recherche montre que, oui, globalement le taux de fécondité reste bas, autour de 1,5 enfant par femme depuis les années 1970, soit en dessous du seuil de remplacement des générations. Mais la baisse de la fécondité vient surtout de la disparition progressive des familles nombreuses (trois enfants ou plus), non pas d’un refus d’avoir un premier ou un deuxième enfant.

Au lieu de chercher à « relancer la natalité », les deux chercheurs encouragent à changer de perspective : « On remarque que les femmes n’ont pas le nombre d’enfants qu’elles souhaitent. Il faudrait donc des systèmes qui soutiennent la famille et qui laissent aux individus le choix d’avoir les enfants qu’ils désirent. Il ne s’agit pas de faire pression pour avoir plus d’enfants, mais de créer les conditions pour que chacun puisse avoir les enfants qu’il souhaite, ou non », résume Jean-Marie Le Goff. Cela suppose une certaine cohérence au sein des politiques publiques : gardes d’enfants accessibles, congés parentaux équitables, temps de travail flexibles, soutien à la parentalité, mais aussi valorisation des parcours de vie sans enfant. 

Valérie-Anne Ryser souligne quant à elle l’importance de découpler le questionnement de la baisse de la natalité de celui du manque de personnes pour payer les retraites. « Cette baisse est souvent accompagnée d’un discours alarmiste, qui fragilise la solidarité intergénérationnelle. Il est vrai qu’un déséquilibre entre les générations met en difficulté le système de retraite. Mais peut-on encore dire que notre société, et en particulier ce système, fonctionne ? Plutôt que de focaliser constamment le débat sur la baisse de la natalité, ne faudrait-il pas repenser le modèle lui-même ? Doit-on vraiment chercher à modifier le comportement des individus, ou ne serait-il pas plus pertinent d’imaginer un système capable de fonctionner même avec une natalité en baisse ? »

Le parti pris de la littérature scientifique 

(Pas très) fun fact : l’un des principaux défis de cette recherche, soulignent les deux scientifiques, a été de prendre de la distance avec le vocabulaire habituel. « La littérature scientifique sur la natalité et la fécondité est vraiment imbibée de termes ou d’expressions natalistes qui s’expriment en termes de niveaux, de nombres et de termes quantitatifs. Avec en sous-jacence l’idée qu’il faudrait plus d’enfants dans la société, explique Jean-Marie Le Goff. Il y a beaucoup de jugement de valeur et un côté très pronataliste dans la littérature scientifique. Je ne sais pas si on a toujours réussi, mais on a vraiment essayé de dépasser cet écueil dans la rédaction de notre article. » « En Europe, le discours nataliste dominant masque souvent la diversité des comportements en matière de fécondité, ajoute la responsable de recherche. Il s’accompagne parfois d’une vision néomalthusienne, voire néocoloniale, opposant les « bons » enfants, bien encadrés dans les pays occidentaux, à ceux des pays africains, perçus comme trop nombreux et mal pris en charge. Ce récit, porté par des courants néoconservateurs, tend à invisibiliser les différences de souhaits d’enfants et les réalités sociales plus complexes. »