Loin d’être abstraite, la construction des connaissances requiert des lieux, des objets et des gestes. Dans un bel ouvrage paru récemment, les sociologues Jérôme Lamy (CNRS) et Jean-François Bert (UNIL) nous familiarisent avec l’approche matérielle des savoirs.
La gravure nous montre un personnage recroquevillé sur lui-même, l’œil rivé à une lunette astronomique tournée vers le ciel. Il est installé de manière inconfortable dans une pièce exiguë située sous un toit. Tirée d’un ouvrage publié en 1745, cette illustration ne se trouve pas par hasard au début du récent ouvrage Voir les savoirs, de Jérôme Lamy (CNRS) et Jean-François Bert (UNIL). «Nous avons souhaité faire le point sur l’approche matérielle des savoirs», explique ce dernier, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de théologie et de sciences des religions. Comme l’astronome contorsionniste du XVIIIe siècle nous le rappelle, la connaissance ne jaillit pas du vide, mais s’élabore dans des bibliothèques, des laboratoires, des jardins botaniques ou des observatoires, grâce à des êtres vivants qui manipulent des instruments.
Paru le 23 septembre, «ce livre est le fruit de trois ans de travail», indique Jean-François Bert, sociologue et historien des sciences sociales. Le labeur constitue justement l’un des fils rouges de Voir les savoirs, un livre au graphisme soigné publié par Anamosa à Paris. Nourri de nombreux exemples, le texte est structuré en trois grandes parties, soit les lieux, les objets et les gestes du savoir.
Lieux, objets et gestes
Les deux auteurs n’ont pas établi de distinction entre les disciplines, car «toutes les productions de savoirs nous intéressent». L’ouvrage couvre une chronologie large, qui nous mène des bibliothèques de l’Antiquité jusqu’aux fablabs contemporains. Il est étonnant, à nos yeux, de constater que par le passé, notamment entre le XVIe et le XVIIIe siècle, «les savants eux-mêmes sont très conscients du fait que «faire» de la science, c’est savoir regarder, manipuler et adopter certaines postures corporelles», remarque Jean-François Bert. Des illustrations, tirées en partie des collections du Musée d’histoire des sciences de Genève, nous le démontrent au fil des pages. Ensuite, «cette préoccupation s’efface. Les sensations du savant disparaissent au profit d’une forme d’objectivation de la science. De nos jours, les scientifiques utilisent bien leur corps quand ils utilisent un microscope électronique… mais ils n’en parlent pas !»
La lecture de Voir les savoirs met justement en lumière l’étendue des questions que l’on ne se pose plus. Ainsi, les auteurs relaient les interrogations du physicien et philosophe des sciences Peter Galison : «Comment les bâtiments de science configurent-ils, au sens propre comme au sens figuré, l’identité des scientifiques et des champs scientifiques? Inversement, comment les sciences structurent-elles, procéduralement et métaphoriquement, l’identité des architectes et de la pratique d’architecture?» Ces interrogations peuvent être mises en pratique, au quotidien, dans les salles de cours, les bureaux ou les laboratoires de l’UNIL.
Dans leur introduction, les auteurs rappellent que depuis les années 70 la recherche se penche à nouveau – en ordre dispersé – sur l’approche matérielle des savoirs, rompant ainsi avec le positivisme qui a longtemps régné dans le domaine de l’histoire des sciences. «Nous estimons qu’il est important qu’un ouvrage offre une vue transversale sur cette question», note Jean-François Bert. Cette remarque est nourrie par sa pratique. Enseignant au Collège des humanités de l’EPFL, le sociologue relève l’intérêt que ses cours suscitent auprès des étudiants, amenés ainsi à s’interroger sur la structure même de leur haute école et, par conséquent, sur tout ce qu’elle permet – ou non – en termes de création de connaissances.