Journaliste au Monde, Stéphane Foucart s’exprimera le 31 mars 2022 à l’UNIL sur la production des connaissances, confrontée à la fabrique du mensonge « scientifique ». Une conférence donnée à l’invitation du professeur Jacques Dubochet, dans le cadre du cycle Envies d’agir.
En ce moment, les régulateurs européens sont interpellés par un article du magazine Science publié le 19 février 2021 au sujet des perturbateurs endocriniens présents partout dans notre société (les peintures, les meubles, les cosmétiques, l’air, l’eau ou encore la nourriture) et touchant les hormones thyroïdiennes au point de nuire au développement cérébral des enfants exposés in utero et d’augmenter, entre autres risques, celui de l’autisme. Le temps passe et l’action manque : comment est-ce possible ?
Dans La Fabrique du mensonge, paru en 2013, le journaliste Stéphane Foucart s’appuyait sur des études scientifiques menées dès le début des années 1990 pour dissiper les nuages de fumée autour de l’augmentation ces dernières décennies des cancers de la prostate, des testicules et du sein, ou encore du déclin progressif de la fertilité, et souligner l’inadéquation de la vieille sagesse toxicologique selon laquelle seule la dose ferait le poison. Sans doute valable au temps de Paracelse, cette logique ne tient pas la route avec les perturbateurs endocriniens, qui « peuvent avoir des effets plus importants à faibles doses qu’ils n’en ont à des doses cent ou mille fois plus élevées », écrivait-il alors.
Le temps passe et il envisage une réédition de son livre avec une nouvelle préface. Ce journaliste formé à la physique est l’une des plumes scientifiques du quotidien Le Monde, où on le retrouve à la cafétéria pour une discussion plutôt inquiétante quand on y songe… à moins que ce qui nous fait réellement peur ne soit l’hallucinant enfumage des industriels supposés faciliter nos vies avec des solutions (in)visiblement toxiques ?
Plus c’est gros, plus ça passe ?
« L’industrie du tabac a conçu une boîte à outils pour affaiblir par des études biaisées les travaux répétés démontrant la dangerosité de la cigarette, voire pour renverser simplement le réel et présenter par une instrumentalisation de la neurobiologie leur produit notoirement toxique comme un stimulant cognitif aux propriétés analgésiques, antidépressives et neuroprotectrices », résume-t-il. Plus c’est gros, plus ça passe ?
«Ces études sont produites ou sollicitées pour entraver l’acquisition du savoir et même créer de l’ignorance».
Apparemment oui, puisque d’autres industries se serviront de la même boîte à outils pour instiller le doute dans les esprits, discréditer et retarder autant que possible les alternatives, les réglementations et les interdictions freinant leurs affaires. Les études ainsi produites ou sollicitées vont « entraver l’acquisition du savoir et même créer de l’ignorance », affirme le journaliste. L’une de ces stratégies (pas la pire) consiste à soutenir d’un point de vue intéressé un domaine de recherche intéressant, peut-être, mais dont la visibilité soudaine et massive vient occulter d’autres perspectives scientifiques.
« Il faut bien mourir de quelque chose »
Ancien fumeur, il rappelle que le tabac « tue plus que le paludisme, la guerre, le sida, le terrorisme et les quatre réunis ». Même la petite musique bravache selon laquelle « il faut bien mourir de quelque chose » a été composée dans les bureaux de Big Tobacco, selon un mémo de BAT datant de 1978. Parfois, on pourrait penser que Stéphane Foucart exagère, mais non : il cherche, il lit, il décrit et, en effet, on voit que ça va loin, très loin ; que les industriels des produits toxiques savent tout faire, de la publicité à la « science négociée » entre eux et des chercheurs naïfs et souvent non spécialistes du domaine, voire corrompus, quelques experts consultés pour la forme et ignorés, ainsi que des institutions nationales ou européennes qui financent désormais elles-mêmes des études orientées non par la préservation de la santé publique mais par la poursuite des intérêts privés.
La ruche se vide, un mystère, vraiment ?
Autre exemple où l’on hésite entre ricanement et consternation : les abeilles incapables de retrouver le chemin de leur ruche, le déclin des colonies à partir des années 1990, ou encore celui des oiseaux des champs. Toutes ces catastrophes inédites ou accélérées n’auraient en fait que des causes anciennes, sur lesquelles s’appesantissent les agrochimistes pour dédouaner une innovation, les néonicotinoïdes dont sont enrobées les graines avant le semis. « Il a fallu attendre 2018 pour que ces insecticides systémiques soient finalement interdits en Europe », relate Stéphane Foucart.
«Il s’agit de faire accepter à l’intérieur de l’entreprise la poursuite de la fabrication d’un produit hautement toxique».
Son analyse va plus loin : il estime que l’incertitude semée par des études successives qui font diversion sert non seulement à tromper l’extérieur mais aussi à « faire accepter à l’intérieur de l’entreprise la poursuite de la fabrication d’un produit hautement toxique ». En somme, il faut entretenir un contentieux pseudo-scientifique pour créer du consentement psychologique et économique. Ainsi personne n’assume ses responsabilités. Foucart rappelle que « tout notre système est très marqué par une idéologie néolibérale dont l’alpha et l’oméga est l’individu ». Ce dernier veut de la 5G quitte à augmenter encore l’effet de serre. Quant à l’épidémie d’obésité, ce serait uniquement le fait des individus, de leur profil génétique et de leurs habitudes sédentaires. « C’est une façon de cadrer le problème, de travailler le débat public en insistant sur la dimension individuelle et génétique », observe le journaliste. Or le génome ne peut pas changer en si peu de temps pour expliquer une telle explosion dans toute une population.
La promesse d’une « croissance verte »
Pour en rester à cette échelle individuelle, nous pourrions tous un jour être directement témoins ou victimes des nouvelles catastrophes climatiques. Mais le temps presse, les opinions se replient et l’inaction semble guider les gouvernements, même si l’origine anthropique du réchauffement ne fait désormais (presque) plus débat. Celui-ci se déplace vers la technologie : c’est la promesse d’une croissance verte. «Et j’aimerais bien qu’on me la montre», ironise le journaliste. « Il n’y a aucun exemple dans l’histoire récente où on a réussi à poursuivre la croissance économique mondiale en réduisant les gaz à effet de serre. Les seules baisses d’émissions sont liées à des moments particuliers comme le choc pétrolier, la crise financière ou la crise Covid », précise-t-il.
«Chaque degré supplémentaire de réchauffement provoque plus d’effets que les précédents».
Le sommet de la catastrophe n’est pas encore atteint : « Nous connaissons une augmentation du réchauffement de 1,1 degré par rapport à l’ère préindustrielle et nous allons vers 2,7 degrés, or chaque degré supplémentaire provoque plus d’effets que les précédents. » Il cite par exemple les superficies brûlées dans les incendies recensés depuis 1932 en Californie : « Les dix plus grands incendies sont tous postérieurs à l’année 2000 et les six plus grands se sont produits depuis août 2020. »
OGM, pour ou contre, le faux débat
La technologie ne suffira pas à surmonter tous les dégâts. Prenons l’idée de combattre le réchauffement en allant fracturer la roche pour dénicher du gaz de schiste moins néfaste que le charbon, quitte à laisser échapper du méthane gros producteur d’effet de serre : l’enfer industriel est pavé de bonnes intentions ! Les OGM aussi, par exemple lorsqu’il s’agit de fabriquer du riz doré riche en vitamine A pour lutter contre la cécité des enfants en Asie du Sud. « D’un côté c’est formidable, mais de l’autre ça enferme dans une certaine vision où chaque problème a des réponses techniques », estime Stéphane Foucart. Or il ne faudrait pas oublier les « pistes socio-économiques qui inviteraient à lutter contre la pauvreté et à offrir à ces enfants des légumes et un régime alimentaire diversifié », précise le journaliste, pas opposé lui-même à la « transgenèse en soi », mais attentif à ses buts et à la manière dont elle est réalisée, souvent au détriment de la biodiversité.
Ne pas céder aux tendances irrationnelles
Il vient de signer une chronique pour défendre les travaux de chercheurs agronomes dont les essais ont été fauchés par des activistes. Or il s’agissait de développer une vigne transgénique capable de défier le court-noué (une maladie virale transmise aux plants par un ver). Les critères de sûreté (impact zéro sur les sols ou absence totale de résidus dans la production finale) requis aujourd’hui des études en biotechnologies végétales lui paraissent « extravagants » et il pointe une tendance irrationnelle qui contamine toute la société au simple énoncé de ces trois lettres, OGM.
Produire les risques sans les assumer
En guise de conclusion temporaire, il plaide pour que « les dégâts écologiques et économiques produits à l’échelle de la société se répercutent avant tout sur les secteurs industriels qui les provoquent ». Tout son travail consiste justement à mettre en évidence les mécanismes par lesquels les producteurs de risques échappent à leurs responsabilités. Il cite le sociologue allemand Ulrich Beck, pour qui nous sommes passés d’une société d’abondance, où la question politique majeure était celle de la répartition des richesses, à une société du risque, où la question centrale sera celle du partage des risques. « Les journalistes devraient toujours se poser la question des risques que nous produisons », conclut Stéphane Foucart.
Après l’astrophysicien Aurélien Barrau, en octobre 2019, et une suspension temporelle due à la longue crise Covid, voici le journaliste scientifique Stéphane Foucart, qui donnera à son tour une conférence dans le cadre des Envies d’agir, un cycle confié par la Direction de l’UNIL à son Prix Nobel 2017, le professeur honoraire Jacques Dubochet. Ce cycle porte sur les grands enjeux scientifiques et sociétaux de notre temps.
Jeudi 31 mars 2022, 18h30 – 20h
UNIL-Amphimax, auditoire Erna Hamburger. Inscriptions unil.ch/dubochet/envies d’agir.
Ouvrages
La Fabrique du mensonge, Par Stéphane Foucart, Denoël, 2013.
Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, Par Stéphane Foucart, Sylvain Laurens et Stéphane Horel, La Découverte, 2020.