Une nouvelle recherche de la Faculté des hautes études commerciales délie les relations complexes entre culture et survie de l’espèce humaine. Des résultats amassés grâce à un lieu unique, la frontière entre la Suisse romande et la Suisse alémanique, au travers des votations fédérales au sujet de la natalité ou de la santé.
La culture peut influencer la génétique via des décisions sur la fertilité et la mortalité. C’est le résultat d’une étude menée par Lisa Faessler, Rafael Lalive et Charles Efferson de l’UNIL. La première autrice explique que prouver scientifiquement l’impact de la culture est extrêmement difficile : « Nous imaginons généralement qu’il suffit de comparer deux pays. Par exemple, les Français boivent plus de vin rouge et les Allemands plus de bière, nous pensons donc logiquement que c’est une différence culturelle. Mais en comparant deux pays, il n’y a pas seulement la culture qui varie. Il y a aussi les institutions politiques, la religion, même la topologie de l’environnement, le climat, éventuellement une structure génétique différente… donc nous ne sommes pas sûrs qu’une différence mesurée soit véritablement culturelle. » Comment trouver un endroit qui puisse isoler la culture tout en gardant les autres paramètres constants ?
Le Röstigraben, une opportunité à ne pas manquer
La solution ne se trouve pas très loin : à la frontière entre la Suisse francophone et la Suisse germanophone, appelée plus communément le « Röstigraben » (ou la barrière du rösti, plat à base de pommes de terre particulièrement apprécié par nos voisins suisses allemands). « C’est vraiment une opportunité unique, explique Lisa Faessler. Il y a une différence de langue à cet endroit qui est pour beaucoup aussi culturelle, mais il y a le même environnement des deux côtés de la frontière, les mêmes institutions parce qu’on traverse un canton, ainsi que la même structure génétique. » Les différences sont donc uniquement dues à ce qui a été appris par les autres, que cela soit la famille, les voisins, l’école ou encore les médias (citons par exemple l’accès aux chaînes de télévision françaises pour les Romands et allemandes pour les Suisses alémaniques).
Pour mesurer d’éventuelles différences le long de cette frontière particulière, une méthode, la régression discontinue, permet de calculer quel serait le comportement à quelques centimètres à gauche et quelques centimètres à droite de la ligne. « Cette méthode statistique permet d’utiliser toutes les données afin de comprendre ce qui se passe exactement à cet endroit précis. »
Des décisions révélatrices au sein des votations
La difficulté a été de trouver des informations sur les choix des Suisses qui existent en grande quantité tout en étant suffisamment précises : « Concernant des sujets comme la fertilité et la mortalité, le facteur limitant est généralement d’accéder à des données avec une assez bonne précision géographique, ce qui est compliqué pour des raisons de protection et d’éthique », continue Lisa Faessler. Elle a trouvé la solution dans les urnes, puisque les votations communiquent de nombreuses informations sur les choix des citoyens et citoyennes. Ces données étant anonymes, ce sont les résultats des municipalités qui ont été pris en compte dans l’étude.
L’équipe de recherche a décidé de sélectionner les six dernières votations suisses liées à la fertilité et à la mortalité, allant des décisions relatives à l’assurance maladie jusqu’aux fécondations in vitro. « La fertilité et la mortalité sont les deux composantes principales de ce qu’on appelle en biologie le « fitness », ou la capacité d’un individu à transmettre ses gènes aux prochaines générations », précise la première autrice de l’étude. Pour être sûre de ne mesurer qu’un effet culturel, elle a aussi dû contrôler quelques variables dans les analyses, dont l’âge de la population (les francophones étant un peu plus jeunes à la frontière que les germanophones), ainsi que le niveau de revenu (les premiers ayant un salaire légèrement plus bas).
Le remboursement de l’avortement qui divise la Suisse
Un des objets analysés est l’initiative populaire du 9 février 2014 pour arrêter le remboursement de l’avortement par l’assurance LAMal, intégré depuis 2002 dans le pays. L’objet a été rejeté à 69,8% dans toute la Suisse, mais qu’en est-il de notre Röstigraben ?
© Office fédéral des statistiques – Statistique des votations et des élections
Sur la carte des votations provenant de l’Office fédéral des statistiques, les touches violettes à l’ouest du pays semblent montrer un plus grand rejet du côté romand. C’est là qu’entre en jeu la régression discontinue, qui analyse les votations autour de la frontière, symbolisée par la ligne au centre de ce graphique tiré de la recherche.
À gauche du Röstigraben, les municipalités francophones, à sa droite, les germanophones. Sur l’axe vertical, le pourcentage de votes favorables à l’arrêt du remboursement de l’avortement. Sur la frontière, une discontinuité claire entre la Suisse romande et la Suisse allemande peut être observée, avec les germanophones ayant environ 13% de chances en plus de voter positivement à cette initiative que les francophones. Une scission qui n’a lieu nulle part ailleurs, observe la chercheuse : « Nous pouvons vraiment dire qu’il se passe quelque chose ici. Si nous partons du principe qu’à la frontière seulement la culture change, alors nous identifions une différence qui n’est liée ni aux institutions, ni à la génétique, ni à l’environnement, mais uniquement à la culture. » Or il est clair que le choix du soutien (ou non) à l’avortement influence la transmission des gènes à la génération future : « Les femmes ont besoin d’avoir la possibilité de choisir si elles investissent maintenant dans un enfant ou plus tard. Plusieurs travaux, dont ceux de Sarah Hrdy, ont montré que chaque restriction de cette liberté impose un coût en termes de fitness sur les femmes. » Mais la question ici n’est pas de savoir quelle décision impacte dans quelle direction la passation des gènes : « C’est une expérience de pensée à ce stade. L’idée qu’un choix, dans un sens ou dans l’autre, pourrait influencer le fitness veut dire qu’un des deux groupes est prêt à le réduire pour préserver des valeurs idéologiques ou culturelles », explique Lisa Faessler.
Le choix culturel du congé paternité
Même exercice avec la votation du 27 septembre 2020 pour un congé paternité de deux semaines, accepté à 60,3%. De nouveau, une différence nette est observée le long du Röstigraben, les Suisses romands étant généralement plus favorables à cette modification de loi fédérale.
© Office fédéral des statistiques – Statistique des votations et des élections
« Nous observons à nouveau un saut significatif des votations à la frontière et qui ne se produit nulle part ailleurs. Si nous imaginons qu’au Röstigraben il y a uniquement la culture qui se modifie, nous avons une vraie différence culturelle sur le choix relatif au congé paternité. »
Une fois encore, cette décision est très probablement liée au fitness biologique : « L’aide des pères à l’éducation est un élément qui peut être important pour la santé des enfants, et donc leur survie. Nous pouvons aussi imaginer une explication inverse et peut-être plus provocante en disant que si le père est forcé de rester à la maison, il manque peut-être d’autres opportunités pour augmenter son fitness à lui, par exemple de drague ou de reproduction. » Encore une fois, peu importe le sens de la conséquence du choix, l’essentiel est la présence de celle-ci : « Un des deux groupes, soit les Romands, soit les Suisses allemands, va s’imposer un coût en termes de fitness pour préserver certaines valeurs morales. »
Des décisions qui n’ont pas toujours un sens biologique
Il existe donc des différences culturelles et celles-ci peuvent influencer la reproduction des individus. Certaines décisions allant à l’encontre de la maximisation de la passation des gènes, serait-ce « bête » d’un point de vue biologique ? « C’est parfois complètement bête, répond Lisa Faessler. Mais la sélection naturelle n’est pas forcément un processus qui va vers le bien. C’est une évolution aveugle. Certaines espèces d’animaux ont disparu juste parce qu’elles étaient sélectionnées pour des traits qui étaient trop extravagants.
La suite : des comportements aux interventions
Prochaine étape, passer des décisions aux comportements. Car ici une personne qui vote pour le congé paternité ne saisira pas forcément cette opportunité. Pour cela, la chercheuse a déjà obtenu les données nécessaires auprès de l’Office fédéral de la statistique au travers de son enquête suisse sur la santé. « Moyennant anonymisation et approbation éthique, nous arrivons à avoir une certaine précision géographique. Notre but est de comprendre les comportements et leurs conséquences au niveau de l’individu. Existe-t-il des différences culturelles de consommation d’alcool, de tabac ou d’activité physique ? Est-ce qu’elles débouchent sur davantage de maladies d’un côté ou de l’autre ? » Ces expériences permettront de mettre en place de meilleures interventions favorisant la santé des individus, continue la postdoctorante : « Si nous sommes certains qu’il y a effectivement une composante culturelle dans les comportements liés à la santé, nous pouvons alors nous servir de mécanismes d’influence sociale et d’évolution culturelle pour inverser des tendances. » En bref, viser un sous-groupe avec une intervention ciblée, puis laisser celui-ci influencer le reste du groupe naturellement. « C’est une piste prometteuse car elle est moins coûteuse à mettre en place qu’une intervention qui viserait l’ensemble de la population. »
L’humain, cet être attachant
Cette recherche menée à la Faculté des hautes études commerciales a bénéficié d’un « petit twist évolutionniste », comme le dit Lisa Faessler, grâce à l’apport des sciences de l’évolution venu de son superviseur biologiste Charles Efferson, un changement pour la chercheuse venue du milieu du management et de la comptabilité. « C’était complètement nouveau pour moi, raconte-t-elle. J’ai adoré parce que ça redéfinit l’humain comme un animal comme les autres. Nos millions d’années d’évolution nous ont transformés et nos comportements y sont toujours liés. » À la question de savoir si cela fait descendre l’humain de son piédestal, elle répond : « J’ai l’impression que ça le rend plus attachant, en fait. Chacun essaie de faire du mieux qu’il peut avec ce qu’on lui a donné, il y a un côté un peu plus attachant que chez un Homo economicus qui voudrait simplement maximiser son capital. »