Les arômes traditionnels du gruyère et de L’Étivaz pourraient évoluer à cause des changements climatiques et de la mutation des herbages. Les prédictions des biologistes de l’UNIL sont-ils une mauvaise nouvelle pour nos papilles ? Enquête.
Qui dit changement climatique dit bouleversement des écosystèmes. Chaque espèce, en équilibre fragile, s’adapte tant bien que mal aux chamboulements actuels et futurs que subit notre planète. Cela concerne aussi les plantes des Préalpes vaudoises, qui sont ingérées par les vaches qui broutent tranquillement dans leurs pâturages. De leur lait est tiré un trésor national : le fromage. Si cette chaîne est altérée à cause du dérèglement climatique, nos palais tiendront-ils le choc ?
Direction l’Université de Lausanne pour commencer cette enquête auprès de Pascal Vittoz, botaniste à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (Idyst). Dans son bureau, on peut voir un recueil d’identification des plantes dans sa bibliothèque fournie, dont des petits papiers marquent certaines pages usées. Il explique pourquoi chaque végétal est adapté à son milieu. Lorsque ce dernier change et ne lui convient plus, la plante se déplace, par la dispersion de ses graines au gré du vent. On lui a demandé pourquoi elles étaient si fermement accrochées à leur environnement.
Audio : Pascal Vittoz, botaniste à l’UNIL, explique l’adaptation entre les espèces
Il y a une vingtaine d’années, le groupe de recherche de l’UNIL a fait des recensements dans les Préalpes vaudoises, où broutent de nombreuses vaches dont les fromages finissent dans nos assiettes. Ils ont délimité 912 points de 4 mètres carrés choisis aléatoirement et ont noté chaque espèce de plante présente dans ce périmètre.
L’équipe de recherche a remarqué que les plantes se déplacent pour s’adapter aux variations climatiques. Or, les climatologues prédisent une augmentation des températures de plus en plus rapide à cause du réchauffement climatique. Même selon les scénarios les moins catastrophistes, les degrés s’emballeront :
Infographie : Températures passées, actuelles et prédictions futures dans les Préalpes suisses selon deux scénarios
Pour prendre en compte ces données, les botanistes ont joint leurs forces à un autre groupe de l’Université de Lausanne : le laboratoire Ecospat, pour écologie spatiale. Parmi eux, Antoine Guisan et Olivier Broennimann intègrent les observations qui ont été faites sur le terrain, les prédictions des climatologues et des cartes environnementales dans des modèles statistiques. Grâce à ceux-ci, ils peuvent prédire avec leur équipe la dispersion future des plantes et donc à quoi ressembleront nos paysages suisses au fil des années :
Vidéo : Le professeur Antoine Guisan, biologiste à l’UNIL, explique les modélisations de plantes
Puisque les écosystèmes sont interdépendants, le résultat de ces modèles est très complexe. Chaque plante a sa capacité d’adaptation, ses interactions avec les autres espèces et ses spécificités. Prenons l’exemple de deux plantes modélisées par le groupe de recherche. La première, la saxifrage à feuilles opposées, de son nom latin Saxifraga oppositifolia est une fleur rose violacé qui vit actuellement dans les Préalpes. La deuxième, l’ivraie vivace, ou Lolium perenne est une petite plante verte qui profite aujourd’hui du climat de basse altitude.
Selon les prédictions du laboratoire, la petite fleur violacée diminuera sa répartition au fil des années jusqu’à disparaître, comme on peut le voir sur cette modélisation :
Vidéo : La saxifrage à feuilles opposées risque de disparaître
Mais il n’y aura pas que des disparitions d’espèces. L’ivraie vivace montera dans la fraîcheur des montagnes et colonisera les sommets d’ici 2100 :
Vidéo : L’ivraie vivace colonisera les sommets alpins
En bref, chaque plante s’adaptera différemment au dérèglement climatique. De manière générale, les modélisations montrent une diminution de la diversité des espèces végétales, une montée en altitude des végétaux et une « méditerranéisation » des montagnes, c’est-à-dire l’arrivée d’espèces aujourd’hui observées dans les pays méditerranéens. Si ces prédictions restent hypothétiques, leur précision s’est révélée exacte jusqu’à présent. Mais qu’est-ce que tout ça signifie pour nos fromages ?
Acide, floral, corsé, salé, un petit goût de noisette… Qu’est-ce qui donne vraiment son goût unique à chaque fromage ? Nous sommes montés dans les alpages pour le demander à Olivier Yersin, producteur de fromage à L’Étivaz. Il en parle le sourire aux lèvres, une eau-de-vie de gentiane à la main et le crépitement d’un poêle derrière lui : « C’est un savoir-faire transmis de génération en génération. » Il faut utiliser les bons instruments, prendre en compte la météo, trouver les bons minutages, faire paître les vaches au bon endroit. Chaque choix peut changer drastiquement l’arôme qui en résulte.
Philippe Gremaud, directeur de la Maison de L’Étivaz, est fier de cette diversité : « Si vous prenez nos 70 producteurs, ça fait 70 façons différentes de fabriquer du fromage. Puis tous les alpages vont donner un arôme différent selon qu’ils sont plus au nord, plus au sud, plus à l’est, plus à l’ouest. À force, on arrive à faire une grande pyramide qui nous donne toute cette diversité de goûts. On va faire une base, mais après on préférera celui de Jacques, de Pierre ou de Lucien. »
Différencier les arômes est le métier de Jean-Michel Rapin, taxateur de fromage. Le 1er février 2023, il était dans les caves pour donner aux meules de fromage de L’Étivaz qui le méritaient le label « surchoix ».
Vidéo : Jean-Michel Rapin explique une taxation de fromage
Pour atteindre le 20/20 de la part de Jean-Michel Rapin, il y a l’aspect floral donné par les fleurs qui parsèment le pâturage. C’est elles qui ont valu le premier label d’Appellation d’origine protégée (AOP) suisse en 1999 au fromage de L’Étivaz.
Afin d’obtenir cette distinction à l’époque, des ingénieurs ont fait des relevés dans les alpages pour prouver qu’un fromage à L’Étivaz n’était égalable nulle part ailleurs. Ils ont recensé les plantes présentes sur trois pâturages à des altitudes différentes des Préalpes : à L’Étivaz, à Montbovon et à Posieux. Résultat, plus on monte en altitude, plus il y a d’espèces herbagères différentes.
Infographie : composition herbagère des pâturages
En cliquant sur les onglets, on observe la variété d’espèces de plantes en fonction du lieu.
Les scientifiques ont ensuite mesuré l’impact de ces différents herbages sur le goût du fromage pour les mêmes techniques utilisées par les producteurs. Il s’avère que les arômes changent considérablement, les notes des jurys variant avec l’altitude. Plus on monte, plus le fromage est jugé intense, piquant, salé et « animal » :
Infographie : Critères d’appréciation des fromages
Plus les pâturages sont hauts, plus les fromages sont jugés intenses.
Cette recherche fait donc le lien entre diversité florale et intensité du fromage, tant olfactivement que gustativement. Or, les modélisations des scientifiques que nous avions rencontrés à Lausanne étaient clair : une des conséquences du réchauffement climatique est une perte de biodiversité. Le risque est donc que le fromage du futur devienne moins intense, moins piquant et moins “animal“.
C’est à Liebefeld, près de Berne, que nous pouvons chercher ce que cela signifie pour nos papilles. Dans le laboratoire analytique des arômes de l’Agroscope, Simon Wacker est un laborantin qui tente de saisir au vol les arômes des fromages. Il broie un morceau en poudre, le refroidit avec de l’azote liquide à -172 °C, puis le passe dans un chromatogramme en phase gazeuse, une machine qui mesure les différentes molécules volatiles. Celle-ci lui permet d’obtenir un graphique qui visualise tous les composés aromatiques présents dans le fromage, du goût soufré au goût noix de coco :
Vidéo : Simon Wecker, scientifique de l’Agroscope, montre l’extraction des arômes d’un fromage
Ces analyses permettent de voir directement le lien entre les plantes consommées par les vaches et le goût du fromage. Emmanuelle Arias a vu passer de nombreuses meules, puisqu’elle est cheffe de projet du développement de culture pour le fromage à l’Agroscope. Les modèles des scientifiques de l’Université de Lausanne sous le bras, on lui a demandé d’imaginer à quoi ressembleront nos fromages futurs :
Audio : Pour Emmanuelle Arias, cheffe de projet à l’Agroscope, on pourrait avoir des fromages plus blancs
Ce seront donc des fromages plus blancs et plus semblables à ceux des plaines qui nous attendent, au risque de décevoir les amateurs de fromages forts et fondants. Cela dit, ces prédictions n’ont lieu d’être que si les techniques, les technologies de production et les terrains restent les mêmes au fil des années. Beaucoup d’inconnues restent donc à définir.
Retour dans les alpages pour annoncer la nouvelle aux principaux concernés, les producteurs de fromage. Les réactions sont très variées mais, surtout, le degré de confiance envers ces prédictions diffère beaucoup d’une personne à l’autre. Sébastien Favre, producteur d’Étivaz à Moulin Vert, dans les Préalpes vaudoises, voit déjà des effets du réchauffement climatique sur ses pâturages. Il reste tout de même optimiste :
Vidéo : Pour Sébastien Favre, producteur de fromage, les vaches s’adapteront
Olivier Yersin, producteur d’Étivaz qui nous avait déjà fait partager sa fierté du savoir-faire fromager, ne semble pas inquiet lorsqu’on lui parle des prédictions des scientifiques. Il est accompagné de Jacques Henchoz, le producteur d’Étivaz à la retraite qui était présent lors de l’étude de 1999 :
Audio : Jacques Henchoz et Olivier Yersin, producteurs de fromage, ne sont pas inquiets
En somme, le réchauffement climatique ne semble pas être une bonne nouvelle pour nos produits laitiers. La diminution de diversité des herbages consommés par les vaches risque d’entraîner de grands changements pour nos palais. Les petits arômes en fin de bouche pourraient bien n’être qu’un souvenir d’ici à quelques dizaines d’années.
Mais il n’est peut-être pas encore temps de se ruer dans des fromageries et cryogéniser de petits morceaux dans l’espoir de les retrouver tels quels lorsqu’on pleurera leur disparition. Outre l’influence des pâturages, il y a aussi les techniques utilisées, des compléments alimentaires pour vaches, ou encore le déplacement des pâturages en altitude qui peuvent représenter des solutions. Mais jusqu’à quel point ?
Marion de Vevey
Références pour aller plus loin :
- Découvrez les recherches menées par l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (Idyst) ou celles du laboratoire d’écologie spatiale (Ecospat)
- Lisez la recherche de Bosset et al. menée en 1999 qui a mesuré le lien entre composition herbagère et goût du fromage
- Explorez les travaux menés par l’Agroscope
Crédits additionnels : MaksymTopchii/Dreamstime (bannière plantes), atm2003/Dreamstime (bannière fromages).
Ce travail a été fait dans le cadre de la formation initiale du Centre de Formation au Journalisme et aux Médias. Merci à Guillaume Abbey pour son accompagnement sur le terrain !