Avec Marta Roca i Escoda, sociologue et professeure associée au Centre en études genre (CEG) et à l’Institut des sciences sociales (ISS) à l’Unil, un éclairage sur la situation helvétique, où la libéralisation du droit à l’avortement n’est intervenue qu’en 2002.
Depuis des siècles, et ce à travers le monde, l’avortement suscite un débat sensible. Entre liberté du corps de la femme et droit à la vie du fœtus, ce positionnement met en tension droits humains et morale. N’en déplaise aux réfractaires, l’avortement s’inscrit pourtant bel et bien parmi les droits reproductifs.
Selon Marta Roca i Escoda, « d’une façon très large, c’est l’ensemble des droits – considérés comme fondamentaux – qui permettent à chaque personne de décider librement de son corps, de sa sexualité et de sa reproduction ».
Cependant, malgré leur importance en tant que droits humains, ces droits demeurent « très fragiles » et sont systématiquement remis en question : « Déjà dans la deuxième moitié du XXe siècle, et ce jusqu’à nos jours, ces droits ont été contestés. Avec notamment, au centre de ces contestations, l’avortement. »
Une bataille pour la liberté du corps
En 1942, l’avortement est interdit en Suisse suite à son inscription dans le Code pénal. C’est dans les années 1970 que s’ensuit un long processus d’initiatives populaires, de contre-projets et de référendums, visant soit à durcir la loi en vigueur, soit à dépénaliser l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
Tout comme la procréation médicalement assistée (PMA), l’avortement reste au centre de débats sociaux, religieux et politiques. Ces pratiques ont en commun l’autonomie corporelle, un principe central des droits reproductifs.
« L’autonomie corporelle – c’est-à-dire mon corps m’appartient – a d’ailleurs été l’une des revendications principales du mouvement féministe des années 1970 en Suisse, poursuit la sociologue. Après l’obtention du droit de vote des femmes en 1971, l’une des premières mobilisations qui a suivi, c’était le droit à l’avortement. »
Un droit humain toujours remis en cause
L’avortement est libéralisé depuis 2002, à la suite d’une modification du Code pénal acceptée à 72,2% par le peuple suisse. « Cette votation, qu’on appelle le régime du délai, est un compromis, souligne Marta Roca i Escoda. Elle permet aux femmes d’avorter jusqu’à 12 semaines après les dernières règles, ou au-delà sur avis médical. Mais puisque cette disposition reste inscrite dans le Code pénal et est toujours criminalisée après le délai imposé, il faut préciser que ce n’est pas un droit fondamental pleinement acquis en Suisse », relève-t-elle.
Ce droit continue de diviser, comme en témoignent les dernières démarches antiavortement de 2011 et, récemment, de 2023. Lancées par deux conseillères nationales UDC, les initiatives populaires « La nuit porte conseil » et « Sauver les bébés viables » visaient à restreindre la loi en vigueur, mais n’ont pas réuni le nombre de signatures requis pour être soumises au vote.
Une sphère intime politisée : le rôle de l’État
Ces dernières années, l’Office fédéral de la statistique (OFS) observe une hausse du taux d’IVG, avec 12’434 cas recensés en 2024 contre 10’037 en 2017. « En effet, ils augmentent un peu, mais ce ne sont pas de grandes remontées. La Suisse est l’un des pays européens où le taux d’avortement est le plus bas », indique la professeure de l’Unil.
Selon elle, le renforcement de l’éducation sexuelle à l’école et une prévention plus large, notamment dans l’espace public et via les médias, sont essentiels. Mais cette éducation suscite encore de vrais débats en Suisse, notamment en région alémanique, où certains et certaines s’opposent aux sujets présentés aux enfants. « Il y a plein de controverses. Souvent, les opposants et opposantes à une éducation sexuelle à l’école – en majorité des conservateurs et conservatrices de droite – sont les mêmes qui contestent le droit à l’avortement, donc ça ne fait aucun sens. »
Malgré sa dimension intime, l’avortement demeure un sujet politique. Il est donc pertinent de questionner le rôle de l’État, notamment en ce qui concerne l’accès à la contraception. La sociologue mentionne l’introduction récente de la gratuité de la contraception pour les moins de 30 ans dans le canton de Neuchâtel : « Pourquoi ne pas proposer la gratuité des moyens de contraception partout ? Il ne faudrait pas que ce soit une question d’argent, mais bien de pouvoir offrir une aide aux jeunes pas encore autonomes financièrement, par exemple. » Elle rappelle aussi que la pilule contraceptive n’est pas encore remboursée par le système de santé.
Aux dernières nouvelles, le Parlement a décidé, en mars dernier, de prendre intégralement en charge les frais liés à l’IVG par l’assurance maladie, dès 2027. « À mon sens, si les droits reproductifs en Suisse étaient vraiment considérés pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des droits fondamentaux, la contraception devrait être remboursée », conclut la sociologue. Le cas suisse illustre ainsi combien la reconnaissance des droits reproductifs relève moins d’un aboutissement que d’un processus en constante redéfinition.
Pour aller plus loin
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