Rencontre avec Christophe Büla, spécialiste en gériatrie, professeur honoraire depuis peu. Il raconte les progrès, mais aussi les idées fausses et les contretemps dans la prise en charge des personnes âgées, alors que la « vague épidémique » du vieillissement est déjà là.
Les besoins en soins gériatriques ne font que croître. La société anticipe-t-elle les problèmes ou agit-elle à contretemps ? Ce ne sont pas les plans qui manquent, Vieillir 2030, par exemple, dans le canton de Vaud. Mais il en faut beaucoup pour combler les lacunes helvétiques dans la prévention de certaines maladies associées au vieillissement, même si notre pays riche peut se féliciter d’une relative robustesse des personnes âgées. Nous sommes par ailleurs en retard sur l’idée et la réalisation de l’hôpital à domicile. Quelques pistes avec le professeur honoraire Christophe Büla, chef du service de gériatrie et réadaptation gériatrique du CHUV entre 2007 et 2023.
Sexagénaire ou octogénaire ?
« En Suisse, on parle souvent des 65 ans et plus, or j’ai 65 ans et ne suis pas dans le même groupe que les octogénaires, ni eux dans le mien. Même entre deux personnes de 80, 85 ou 90 ans il y a de grands écarts biologiques et psychologiques. La vieillesse, c’est encore autre chose que l’âge. C’est la dépendance qui conduit les gens en EMS, donc cela concerne surtout des femmes nonagénaires. Les hommes meurent plus tôt, mais sont aussi accompagnés jusqu’au bout à la maison s’ils ont la chance d’être mariés », affirme le spécialiste. Dans le canton de Vaud, particulièrement, « on maintient les gens à domicile très longtemps ».
Le sujet est complexe, y compris s’agissant d’un geste chirurgical pouvant être relativement simple à première vue. « De nos jours, les anesthésistes peuvent endormir tout le monde, mais faut-il recourir à l’opération dans tous les cas ? Les spécialistes nous consultent davantage, par exemple avant d’opérer une personne vulnérable, susceptible de faire une complication.
Nous apportons des informations sur l’histoire du patient, son état physique et mental ainsi que son entourage ; c’est une vision complexe qui dépasse la notion d’âge chronologique. Par exemple, un octogénaire atteint par un début d’alzheimer doit-il forcément retrouver un cœur de jeune homme et redémarrer avec une démence qui va durer 7 à 10 ans, au lieu de s’en aller tranquillement, sans développer la maladie complètement ? J’ai été attiré par le questionnement éthique qui est présent de A à Z en gériatrie », décrit le professeur honoraire. Pour différentes raisons, cependant, la gériatrie, « métier low tech high touch », semble attirer les étudiants suisses en médecine d’une manière inversement proportionnelle au nombre de patients (60% sont des octogénaires).
Du fatalisme à l’acharnement
Mais avant d’en arriver à la maladie – voire plusieurs en même temps – que peut-on faire ? « Il y a une dizaine d’années encore régnait une sorte de fatalisme qui ne poussait pas à explorer les causes de problèmes qu’on disait juste associés à l’âge ; aujourd’hui on est presque à l’opposé et certaines familles veulent tout faire. Il peut être difficile de distinguer entre acharnement et abandon thérapeutiques », relate Christophe Büla. Le fatalisme peut pousser à ne rien faire ou à prescrire des médicaments inutiles, voire nuisibles. Ou à considérer, par exemple, qu’une infection en EMS permet aux gens de mourir sans souffrance.
« C’est faux ! Seule une minorité en meurt, la majorité continue à vivre mais moins bien. Nous avons réalisé une étude sur le risque de s’infecter, en évaluant l’état des résidents à leur entrée, à trois mois puis à six mois. On voit croître le risque de s’infecter à mesure qu’augmente la dépendance fonctionnelle, et l’infection elle-même aggrave cette dépendance, comme dans un cercle vicieux », poursuit le spécialiste.
Des médicaments efficaces… ou pas
La tendance à prescrire des benzodiazépines pour aider les personnes âgées à dormir a fait beaucoup de dégâts. Christophe Büla décrit une pratique catastrophique, mauvaise pour l’équilibre et les réflexes, augmentant « une fois et demi à deux fois le risque de chuter et celui de se casser quelque chose en tombant » ; en outre, signale-t-il, les personnes avec des troubles cognitifs subissent parfois un effet inverse d’agitation et de confusion aiguë. La Suisse se positionne bien, si l’on ose dire – derrière la France mais devant le Danemark – s’agissant de ces somnifères. Or il est difficile de proposer plutôt « une bonne hygiène du sommeil » à une personne qui se trouve depuis des années dans la dépendance. Selon une étude (réalisée en 2000), 35% des patients de 75 ans et plus arrivant aux urgences du CHUV étaient des consommateurs chroniques (trois fois par semaine et plus) de ces hypno-sédatifs physiquement très addictifs.
En ce moment, « on essaie beaucoup de faire de la dé-prescription », poursuit-il. Par exemple s’agissant d’un médicament théoriquement efficace pour la prévention d’un AVC, mais pas indiqué chez une dame de 90 ans, qui a peut-être un peu trop de cholestérol mais aucun antécédent en vasculaire. « Trop souvent, on oublie les effets secondaires des médicaments », estime le professeur. Il mentionne ainsi les vertiges, la nausée ou des chevilles enflées pouvant faire suspecter, à tort, une insuffisance cardiaque. Résultat : « On ajoute alors un médicament contre la nausée, lequel risque de donner un petit tremblement qu’on appelle du parkinsonisme médicamenteux. Une étude a révélé que ces personnes sont une fois et demi plus susceptibles de recevoir un traitement contre la maladie de Parkinson… dont elles ne souffrent pourtant pas. »
La prévention, c’est à tous les âges
Cap sur la prévention : avant d’être une personne âgée malade, voire cumulant plusieurs problèmes, nous sommes par exemple un ou une quinquagénaire. Une étude a suivi sur un quart de siècle des gens à partir de 50 ans, dont un groupe cumulant les excès en matière notamment d’alcool, de fumée et de sédentarité, avec un lourd effet sur l’espérance de vie (15 ans de moins que les autres groupes) ; en outre, cette étude a trouvé moins de maladies (cancer, alzheimer, insuffisance cardiaque…) et davantage de périodes sans maladie ou avec une seule maladie chez les octogénaires qui s’étaient physiquement entraînés dès la cinquantaine. « Un vrai retour sur investissement », résume Christophe Büla.
Il n’est jamais trop tard pour « rompre le cercle vicieux de la sédentarité et du déclin fonctionnel », insiste-t-il, mais il faut viser des buts réalistes. Avec 3500 pas quotidiens, une dame de 90 ans pourra déjà se sentir plus forte et plus mobile, et un monsieur de 80 ans sédentarisé préservera ses capacités cognitives en effectuant des exercices (une demi-heure trois fois par semaine, pas forcément en continu) et multipliera par trois ses chances de vieillir en meilleure santé.
Plus de sport, moins de démence
« À partir de 80 ans, on considère que la génétique détermine pour environ 30% la façon dont vous vieillissez, les habitudes et la manière de vivre comptent donc pour 70% », estime le spécialiste. Pas besoin forcément de courir, pédaler ou escalader, même si aller de temps en temps jusqu’à l’essoufflement peut apporter des bénéfices. « L’activité physique comporte de multiples effets indirects, par exemple cardiovasculaires, en outre elle va directement stimuler le développement de synapses entre les neurones », esquisse-t-il. Plusieurs études montrent que la pratique d’un sport diminue le risque de survenue d’une démence ; en outre, l’exercice joue un rôle clé dans la prévention des chutes, éloignant aussi la peur de tomber, ce qui entretient l’autonomie des personnes.
Convaincre les seniors… et la société
Ces dernières années, le professeur a donné des cours aux étudiants en sciences du sport à la Faculté des SSP. Il espère en avoir convaincu certains à intervenir auprès des seniors, par exemple en EMS. Un but à poursuivre, selon lui : « Il s’agit d’étendre les possibilités pour les personnes âgées d’accéder à des prestations adaptées à leurs besoins. » Encore faut-il convaincre les seniors de commencer, de reprendre ou d’augmenter, puis de maintenir une activité physique dans le temps. Le médecin de premier recours « peut et doit jouer ce rôle primordial pour convaincre et orienter les patients vers une activité adaptée ». Les études sur le sujet ne manquent pas et vont toutes dans le même sens : la sédentarité est un poison.
Hélas, les idées reçues ont la vie dure. Le vieillissement de la population serait responsable de l’augmentation des coûts de la santé et donc des primes d’assurance : oui mais seulement pour 12 à 15%, considérablement moins que la technologie et les traitements de pointe dans divers domaines. Les personnes âgées seraient naturellement fatiguées : en réalité, elles ont surtout besoin de bouger (d’ailleurs l’exercice peut améliorer la qualité du sommeil).
Engins de sport trop rares en ville
Les efforts de Christophe Büla pour inciter les communes à mettre des appareils mobiles de plein air à disposition des seniors ont été mal récompensés, si bien que nos villes, à quelques petites exceptions près, ne ressemblent pas encore à la Chine, où il a vu « des engins dans tous les parcs publics et des seniors visiblement plus actifs qu’en Suisse ». Il cite en exemple une expérience bâloise « formidable », réunissant des enfants et des personnes âgées dans un même espace de jeux et d’exercices.
Dépister et soigner à domicile
Ces dispositifs sont-ils perçus comme trop coûteux ? Une forte réduction du différentiel entre la courbe de survie (qui n’a cessé d’augmenter) et celle d’une vie sans dépendance est pourtant bien cost-effective. Pays riche avec une bonne qualité de vie, la Suisse se positionne plutôt bien en matière de vieillissement sans dépendance : « C’est un des rares pays où l’on a gagné – et dans les deux sexes – pratiquement un an d’espérance de vie sans incapacité sur les dix dernières années de vie », relève Christophe Büla. Mais pourquoi, s’interroge-t-il, stopper à 69 ans le dépistage du cancer du côlon dans notre pays, alors que les risques augmentent très significativement dès la septantaine ? La prévention, ce n’est toujours pas ça. On le voit, notre société est pétrie de contradictions s’agissant d’une question pourtant essentielle, à l’image sans doute de la vieillesse elle-même, qui nous saute aux yeux mais qu’on envisage à contre-cœur.
Dernier sujet survolé avant de quitter le professeur : l’hôpital à domicile, une des manières d’appréhender la « vague épidémique » du vieillissement. Notre pays est encore à la traîne sur ce sujet, mais une étude sera réalisée en 2024 au CHUV avec quelques patients et l’aide de l’entourage. Il s’agit de permettre à des personnes atteintes d’une maladie (pas trop grave mais sérieuse, par exemple une thrombose) de traverser la zone critique des 72 premières heures, grâce à une surveillance et des soins à domicile, quitte à utiliser les outils informatiques comme la visio pour favoriser une prise en charge à distance. Cela permettrait, en outre, d’éviter « les dangers d’hospitalisation » liés à la rupture de routines familières. Un projet d’avenir que Christophe Büla suivra de loin, depuis sa nouvelle vie de jeune retraité.
«A cœur vaillant, rien d’impossible»
Christophe Büla a veillé sur les développements du Service de gériatrie et réadaptation gériatrique, situé initialement uniquement à Sylvana (Épalinges). Sous sa direction, deux autres unités (l’orthogériatrie et les soins aigus) se sont ajoutées au CHUV, et la gériatrie aiguë va probablement doubler de volume en passant à près de 50 lits (ce qui restera insuffisant en regard du vieillissement). Le service comprend en outre une consultation ambulatoire et collabore avec différentes spécialités comme la mémoire.
Il se réjouit de profiter de sa maison à Montreux, où il vit avec son épouse, qui fut assistante médicale. Il continuera à lire des articles scientifiques dans ce domaine qu’il a fortement incarné, notamment sur le plan vaudois, mais n’est pas du genre à regarder en arrière. Lors de notre rencontre, il rangeait (et surtout jetait) des piles de papier pour faire place nette à sa successeure, la professeure Patrizia D’Amelio.
« En gériatrie, on traite des personnes qui sont malades plutôt que de focaliser sur la maladie elle-même ; nous sommes des experts dans la prise en charge des patients qui ont ces maladies. »
Christophe Büla, spécialiste en gériatrie et professeur honoraire
Il cite trois adages l’ayant guidé durant toutes ces années : « À cœur vaillant rien d’impossible » ; « Il est plus beau d’éclairer que de briller seulement » ; « Même par mauvais temps, il y a toujours un moment formidable ». Il a aimé occuper ce « beau poste » associant clinique, recherche, enseignement et gestion. Gageons qu’il aimera aussi voguer vers des horizons qu’on lui souhaite à la fois vivifiants et sereins, et terminons sur cette spécificité de la gériatrie et l’interface essentielle avec les autres médecins : « En gériatrie, on traite des personnes qui sont malades plutôt que de focaliser sur la maladie elle-même ; nous sommes des experts dans la prise en charge des patients qui ont ces maladies. »