Juliette Vuille, de la section d’anglais de l’UNIL, a consacré sa thèse et écrit un livre sur les pécheresses repenties, très populaires dans l’Angleterre médiévale. Cette première étude de grande envergure sur le sujet met en lumière les représentations de la féminité de l’époque.
Maître-assistante en anglais médiéval à la Faculté des lettres de l’UNIL, Juliette Vuille aime enquêter sur ce qui faisait l’essence d’une ère en tentant de comprendre comment les personnes vivaient et pensaient. La chercheuse s’est penchée sur l’hagiographie produite en Angleterre médiévale (des récits sur la vie de saints et de saintes), littérature la plus populaire entre les Ve et XVe siècles.
« M’intéressant aussi aux questions de genre, les écrits sur les saintes m’ont permis d’analyser les représentations de la féminité au Moyen Âge, comme on pourrait le faire en étudiant les personnages féminins de nos séries TV du XXIe siècle, image Juliette Vuille, aussi collaboratrice à l’Université de Fribourg. Ces textes populaires étaient souvent mal écrits, avec toujours le même scénario, mais ils révèlent l’état d’esprit de l’époque. » L’autrice de Holy Harlots in Medieval English Religious Literature (« Les saintes prostituées dans la littérature religieuse médiévale anglaise ») a épluché pour son étude un large corpus d’hagiographies, d’archives, de représentations iconographiques.
Purifier son corps, mode d’emploi
La maître-assistante s’est d’abord penchée sur les saintes vierges martyres, elles aussi populaires. « Mais c’était un peu déprimant, elles se faisaient couper la tête à 12 ou 13 ans après avoir été torturées. À l’opposé, les prostituées et autres actrices sanctifiées menaient une existence plus excitante : elles vivaient parfois 100 ans, pouvaient léviter ou parcouraient le monde pour prêcher. »
Marie Madeleine fait figure de tête de proue de l’archétype médiéval des saintes au passé vénal. « Dès le Ve siècle, la vision d’une Marie Madeleine en pécheresse, repentie et annonciatrice de la résurrection de Jésus-Christ était très répandue », indique cette passionnée du Moyen Âge. Autre personnage notoire, Marie d’Égypte (environ VIe et VIIe siècles). Prostituée dans la ville d’Alexandrie, elle décide de suivre des pèlerins se rendant à Jérusalem en bateau. Arrivée à la basilique de la Résurrection, une force la repousse chaque fois qu’elle essaye d’y entrer. Marie comprend que ce rejet est lié à son passé de vices. L’ex-fille de joie s’exile dans le désert pendant 47 ans, s’alimentant d’un peu de pain et résistant à toutes sortes de tentations. « Son corps est purifié grâce à cette ascèse », commente Juliette Vuille. Le moine saint Zosime la trouve, puis lui donne la communion après avoir écouté son récit.
Pour refermer symboliquement son corps, retrouver en quelque sorte un hymen intact, l’anachorète femme peut aussi se cloîtrer dans une pièce, seule. À l’instar de Thaïs (IVe siècle), une prostituée, actrice ou danseuse égyptienne convertie par le moine Paphnuce : elle s’enferme dans une cellule à côté d’une église, d’où elle peut tout de même assister à la messe, pendant trois ans. « Après leur repentir, ces femmes prêchaient en public et on les écoutait… alors que saint Paul affirmait que seuls les hommes pouvaient exercer ce droit », relève la spécialiste en anglais médiéval.
Juliette Vuille note que les enluminures représentant les repenties après leur ascèse les montrent le plus souvent jeunes, belles, habillées de façon raffinée, et non pas en haillons, brûlées par le soleil ou ridées après avoir vécu dans le désert ou dans une cellule. « Dans l’imaginaire, cela illustre leur conversion et leur purification. » Selon la scientifique, cela expliquerait que ces figures inspiraient les dames nobles et mariées, mères d’une flopée d’enfants. « Au Moyen Âge, tout le monde souhaitait accéder au paradis ! Pour ces femmes ayant perdu leur virginité, la figure de la pécheresse repentie leur offre une possibilité d’accroche. Après la mort de leur époux, elles s’adonnent à Dieu en prenant ces saintes comme modèles. » Certaines, comme Judith de Flandre (1022-1094), ont demandé de leur vivant, pour leur testament, à se faire représenter en pécheresse repentie. Sur l’image ci-dessous (environ 1065), illustrant la crucifixion de Jésus, on voit aux pieds du Christ une femme peinte en tout petit : il s’agit de Judith sous les traits de Marie Madeleine. « Souvent, lorsqu’on se faisait représenter en personnage biblique, on apparaissait en format réduit. »
L’héritage nordique des « femmes radieuses »
Ces figures de saintes prostituées, qui exerçaient une grande autorité, inspiraient plus les femmes nobles d’Angleterre que du continent. Pourquoi ? « La représentation de la femme y était un peu différente. L’île était influencée par le courant germanique venu du nord, avec ses Walkyries et autres shining women, donc « femmes brillantes », « radieuses ». En ancien anglais, ce type de beauté féminine désigne une radiance intérieure et extérieure, et ces femmes sont considérées comme des prophétesses qu’il faut écouter, à l’opposé d’Ève la tentatrice. » De plus, en Angleterre il était plus courant que sur le continent de voir apparaître des femmes d’autorité, comme par exemple certaines nobles qui devenaient abbesses de monastères doubles (qui regroupaient un monastère pour moines et un couvent pour nonnes). Elles aussi avaient beaucoup d’autorité, et leur conseil était aussi recherché : sainte Hild, par exemple, fut consultée sur des sujets importants, comme la date de Pâques.
« Le fait que ces femmes de pouvoir existaient a aussi contribué à la popularité des récits sur les prostituées repenties. De la même manière, peut-être que l’omniprésence de ces débauchées sanctifiées, dans les récits, aidait à l’influence des femmes au sein du clergé », suppose la chercheuse.
Des modèles pour les courants marginaux
La sainte prostituée inspirait aussi certains hommes. « Les mystiques, ou encore les hérétiques, comme les wycliffites, se retrouvaient dans cette marginalité. » Ces protoprotestants de la fin du XIVe siècle souhaitaient prêcher sans être prêtres, ainsi qu’accéder à Dieu sans avoir à se confesser. Pour eux, Marie Madeleine apparaît comme la figure de prédication par excellence, étant la seule qui, le dimanche de Pâques, est persuadée que Jésus va ressusciter et qui, sans honte, expose sa dévotion. « Par la force de sa foi, elle croit plus que les autres. On disait les femmes plus crédules, notamment parce qu’au Moyen Âge on pensait qu’elles comportaient plus d’orifices que les hommes, car elles allaitaient, avaient leurs règles, etc., en bref, qu’elles étaient plus poreuses. Et que par cette porosité elles se montraient plus ouvertes à la possession ou à la persuasion que les hommes », détaille la médiéviste. Cela inspirait les wycliffites, pour qui le prêtre idéal se comportait comme une prostituée repentie : sans honte d’exposer publiquement sa foi.
Fluidité des genres façon médiévale
La prostitution et la luxure deviennent une métonymie pour tout type de péché. « Par exemple, le père de l’ordre des cisterciens, Bernard de Clairvaux, s’identifie à Marie Madeleine. Avant sa conversion, ce jeune noble menait une existence mondaine. En fondant l’ordre, il transforme ses désirs physiques en un désir spirituel pour Jésus », illustre l’universitaire.
L’historienne note aussi que le travestissement n’était pas mal vu. Dans l’hagiographie de Pélagie d’Antioche (Ve siècle), une frivole jeune fille est bouleversée par le sermon du prêtre Nonnus, alors elle se vêt en homme et s’isole dans une cellule. On la considère comme un saint ermite du nom de Pélagius. À sa mort, on découvre qu’il était en fait une femme. « L’hagiographe de cette histoire est passé d’un coup du pronom « elle » au « il ». Cela ne posait pas de problème au IXe siècle. Au Moyen Âge, les récits sur les saintes travesties étaient légion », rapporte notre interlocutrice.
À la Réforme, les saintes prostituées au placard !
« Au XVIe siècle survient le besoin d’étiqueter les femmes, explique Juliette Vuille. Le théologien Jacques Lefèvre d’Étaples (1450-1536) a gommé la vision médiévale de Marie Madeleine la prostituée repentie : impossible que cette sainte soit la pécheresse décrite dans l’Évangile de Luc ! Il la « découpe » en trois personnes distinctes : la vierge, la mère et la veuve. » Les réformateurs font une croix sur la vision de la sainte prostituée métaphorisant les étapes de la vie d’une femme, du plus gros péché à la pureté. Censurés, ces personnages perdent en popularité.
Les réformateurs ont gommé des pans de la vie de certaines femmes, comme Margery Kempe (XIVe et XVe siècles), une mystique et première autobiographe anglaise. « Cette mère de 14 enfants, adepte des plaisirs du monde, avait des visions divines qu’elle a finalement choisi d’écouter. Elle obtient de son mari une relation chaste. Cela lui permet de se concentrer sur sa spiritualité et de voyager vers des lieux saints en vraie prédicatrice itinérante. Elle dicte ses aventures à un copiste, en suivant le modèle des hagiographies de prostituées repenties. À la fin du Moyen Âge, des extraits de son manuscrit sont imprimés, mais ses nombreux récits de voyage sont supprimés. À la place, il est mentionné qu’elle devient une anachorète enfermée dans une cellule. En 1934, une famille à la recherche de balles de ping-pong découvre par hasard son manuscrit dans un placard d’une vieille maison anglaise. La vraie histoire de la prédicatrice Margery Kempe a pu être rétablie », raconte Juliette Vuille.
Avec son livre, la chercheuse vise à changer la vision d’un Moyen Âge sombre. Au contraire, la popularité de la sainte prostituée illustre les nombreux aspects de la femme en tant que telle : dans une même vie il était possible d’être vierge, pécheresse, sage et prédicatrice, voire un peu animale (comme Marie d’Égypte après 47 ans seule dans le désert), ou même de franchir les frontières du genre, telle Pélagie d’Antioche travestie en homme.
« C’est plutôt la Réforme qui a assombri la perspective des femmes », conclut Juliette Vuille.
Holy Harlots in Medieval English Religious Literature : Authority, Exemplarity, and Femininity. Juliette Vuille. Gender in the Middle Ages Series, Cambridge, D.S. Brewer (2021)