Alors qu’une plateforme numérique vient de remporter l’Oscar du meilleur film, le peuple suisse s’apprête à voter sur la Lex Netflix. Dans quel contexte s’inscrit cette révision de loi ? Éclairage avec Achilleas Papakonstantis, doctorant en histoire et esthétique du cinéma.
Le 15 mai, les citoyens et citoyennes se prononcent sur la « Lex Netflix ». Ce projet de révision de la loi sur le cinéma vise à obliger les plateformes de streaming à financer la création de films et de séries suisses à hauteur de 4% de leur chiffre d’affaires réalisé dans le pays. Si elles ne le font pas, ces dernières devront payer une taxe équivalente en faveur de l’encouragement du cinéma helvétique. Dans le viseur principalement, le géant américain bien connu, ainsi que d’autres mastodontes comme Amazon Prime, Apple TV+, HBO ou encore Disney+.
En bref
La votation aura lieu à la suite d’un référendum lancé par les jeunes partis de droite. Ces derniers estiment que la production audiovisuelle helvétique est déjà suffisamment subventionnée. Ils s’inquiètent d’une possible augmentation du prix des abonnements et dénoncent une atteinte à la liberté économique.
Leur position suscite l’incompréhension de la branche, qui considère cette révision comme indispensable pour garantir la croissance et la pérennité du secteur audiovisuel helvétique.
Assistant diplomé à la section d’histoire et esthétique du cinéma, Achilleas Papakonstantis s’intéresse à la diffusion numérique de l’audiovisuel. Il a présenté le 25 mars une conférence sur le modèle technico-économique des plateformes de streaming. Pour lui, le débat soulevé par la Lex Netflix n’est pas nouveau. Il trouve son origine au moment où la télévision s’est démocratisée en Europe et où les chaînes privées (comme Canal+ ou RTL9) sont apparues. Le chercheur développe :
« Dans les années 1980, les gouvernements ont imposé un cadre législatif strict pour la télévision. Ils ont obligé les chaînes privées à verser une partie de leur chiffre d’affaires à la production audiovisuelle locale pour soutenir les autres acteurs du même écosystème. Ce modèle d’entraide collective est toujours en place. Mais les géants du numérique, qui ne se reconnaissent pas comme des chaînes TV, ont tout fait pour y échapper jusqu’à présent. »
Aujourd’hui, les acteurs traditionnels de la branche reprochent à ces compagnies de ne pas contribuer à un système économique au sein duquel elles réalisent un très gros chiffre d’affaires. Contrairement aux valeurs autour desquelles le marché et l’industrie de l’audiovisuel se sont structurés.
Une « guerre » politico-économique
Alors qu’un projet de « taxe numérique » élaboré en 2018 par l’Union européenne est finalement tombé à l’eau faute de consensus, certains pays du Vieux-Continent ont déjà mis en place de leur côté une réglementation du type Lex Netflix. À l’image de l’Italie, l’Espagne et la France.
La décision française « avait d’ailleurs conduit en 2019 le Département américain du commerce à dénoncer une mesure « discriminatoire » à l’encontre des entreprises américaines ». L’anecdote est relevée par Achilleas Papakonstantis, qui voit à la fois dans cette problématique « un conflit idéologique entre un néolibéralisme assumé et un système d’entraide collective » et « une guerre politico-économique ».
Primés aux Oscars
En 2022, les géants du streaming, qui distribuent mais aussi produisent des films et des séries, sont devenus des acteurs incontournables du secteur de l’audiovisuel. Ils collaborent d’ailleurs de plus en plus avec des producteurs et des artistes locaux, touchés de plein fouet par les difficultés économiques liées en partie au Covid-19. Selon l’historien du cinéma, « de nombreux acteurs de la branche, qui jusqu’alors y étaient très réticents, voient désormais ces collaborations comme une vraie opportunité de financer leur travail ».
En témoigne CODA, film indépendant de la réalisatrice américaine Sian Heder, qui a remporté fin mars la récompense suprême des Oscars à Los Angeles : celle du meilleur long métrage. Celui-ci a été coproduit par Apple TV+, cette plateforme qui est devenue la première dans toute l’histoire du cinéma à recevoir ce précieux sésame. Passant ainsi devant Netflix, qui convoitait le titre depuis longtemps, mais dont le film The Power of the Dog réalisé par Janie Campion, n’a reçu « que » l’Oscar de la meilleure réalisatrice.
« Cela fait déjà plusieurs années que des œuvres produites par ces nouveaux acteurs sont distinguées dans des festivals. En 2019, Roma d’Alfonso Cuarón (produit par Netflix) avait déjà reçu la récompense du meilleur réalisateur. Mais c’est la première fois que l’un d’eux reçoit l’Oscar du meilleur film. »
Selon le doctorant, la reconnaissance de ces plateformes au sein des grandes institutions du monde du cinéma, telles que la cérémonie des Oscars, s’explique en partie par le fait qu’elles sont devenues des partenaires indispensables, grâce à l’importance de leurs investissements dans le marché :
« C’est là toute la difficulté pour les acteurs traditionnels. D’un côté, ils ont besoin de ces multinationales pour être financés. Mais de l’autre, si ces géants décident d’arrêter, il ne reste plus rien. Contrairement au système précédent qui offrait une protection. C’est cette sécurité que la Lex Netflix veut rétablir. »
Voilà tout l’enjeu de cette révision.
Données personnalisées, la clé du succès
Créée en 1997 par Reed Hastings, un entrepreneur diplômé en intelligence artificielle, Netflix était à l’origine une petite compagnie de commande de DVD en ligne. C’est à la fin des années 2000 qu’elle devient une plateforme distribuant des films et des séries en SVOD, (subscription video on demand, technique de diffusion de contenus vidéo numériques par Internet). Le futur leader mondial du streaming a alors en sa possession un avantage inédit dans l’industrie du cinéma et de la TV : des données personnalisées extrêmement précises sur la consommation de chacun des utilisateurs. Celles-ci guideront désormais ses stratégies d’investissement. « Petit à petit, la société va comprendre qu’elle peut produire ses propres films, ce qu’elle commence à faire en 2012 », poursuit le doctorant.
Depuis 2021, l’entreprise aux 221,8 millions d’abonnés a dépensé plus de 5 milliards de dollars pour mettre en place une technologie capable de gérer une demande sans précédent dans l’histoire de l’Internet. « Des recherches poussées sont faites pour mettre en place un système de distribution dit « réseau de diffusion de contenu » (RDC) qui permet à sa plateforme de fonctionner parfaitement. À titre d’exemple, la série coréenne Squid Game a pu être vue par plus de 110 millions d’utilisateurs en une semaine, alors que tous les autres services se plantent avec une demande beaucoup moins élevée », relève le chercheur.
Des œuvres suisses sur Netflix
Trois séries nationales ont déjà été (ou seront) distribuées par le géant américain : Le croque-mort de la SRF (Der Bestatter, 2015), Station Horizon de la RTS (2017) et Neumatt de la SRF (2021, bientôt sur Netflix).
Jusqu’à présent, les grandes plateformes n’ont acheté dans ce pays que des licences pour des œuvres déjà réalisées. À noter que la récente série « Tschugger » aussi de la SRF, a été produite et cofinancée l’an dernier par Sky, chaîne de télévision britannique, qui diffuse en Suisse via sa propre plateforme de streaming.