Depuis dix ans, l’Amérique du Nord subit les ravages des drogues aux effets similaires à ceux de l’opium, qui font chaque année plus de 70’000 morts par surdose. Pierre Esseiva, professeur à l’École des sciences criminelles, et Olivier Simon, médecin cadre au Service de médecine des addictions du CHUV et maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de biologie et de médecine, dressent un tableau de la situation en Suisse.
Pliés en deux, les consommateurs et consommatrices de drogues de synthèse emplissent les rues des États-Unis en plein jour. Semblant flotter entre la vie et la mort, certains quotidiens ne sont que consommation et recherche de ce qui pourra leur donner cette poussée de dopamine dont ils et elles sont devenus dépendants. La cause principale de cette crise ? Une toute petite pilule bleue : le fentanyl. Drogue de synthèse reproduisant les effets de la morphine, il suffit d’une microdose pour que les effets antalgiques et psychotropes apparaissent… et, non loin de là, que l’addiction ou les intoxications fassent surface. Aux États-Unis, le nombre de décès liés au fentanyl ne se comptent plus, et la dépendance métamorphose des vies et des villes entières.
La Suisse subira-t-elle le même sort ?
Récemment, la peur a fait plusieurs apparitions dans les médias helvétiques : la Suisse est-elle la prochaine sur la liste ? Pour répondre à cette question, direction le service d’expertise stupéfiants de l’École des sciences criminelles de l’Unil. Un appareil noir dans la main, Pierre Esseiva, professeur dans le laboratoire, scanne une petite pilule hexagonale jaune. En quelques secondes apparaissent les résultats sur son téléphone, dont l’écran affiche « MDMA, 35,8% de pureté, correspondance 99% ». « Ce sont des saisies de police, explique-t-il. Grâce à cet instrument, dont notre labo a développé la base de données, nous pouvons avoir une analyse rapide. Dans les centres de drug checking, n’importe qui peut apporter une substance pour savoir ce qu’elle contient véritablement. »

À l’heure actuelle en Suisse, ce sont surtout la cocaïne (ou son dérivé le crack), l’héroïne, l’ecstasy et la (méth)amphétamine qui sont décelées dans les mesures du laboratoire. « Si du fentanyl venait à se propager en Suisse, nous devrions mettre en place un protocole spécifique pour le détecter rapidement », affirme Pierre Esseiva. Cela passerait initialement par une analyse systématique des spécimens suspectés de contenir ces opioïdes via les différents settings du drug checking déployés dans le canton de Vaud.
Dans les faits, du fentanyl a déjà été trouvé en Suisse à plusieurs reprises, mais cela se compte sur les doigts de la main. Zurich a annoncé deux fois avoir détecté ce type de substance, et « on a pu déceler une ou deux personnes qui consommaient du fentanyl à Lausanne », déclare Pierre Esseiva. Faut-il s’alarmer ? « Non. En Suisse, il n’y a pas de marché du fentanyl aujourd’hui. Dans les quelques cas observés, les consommateurs l’avaient commandé eux-mêmes sur le darknet, en toute conscience. Cela deviendrait grave si tout d’un coup le fentanyl était utilisé pour couper d’autres drogues qui sont davantage consommées et que des gens y avaient accès sans s’y attendre. » C’est là que le problème surviendrait véritablement car, à cause de leur puissance, « ces substances peuvent créer des overdoses à très faible quantité, c’est vraiment on-off », explique le professeur de sciences criminelles.
Pas de marché en Suisse… pour l’instant ?
Ce répit pourrait-il s’envoler aussi rapidement en Europe qu’aux États-Unis ? Pour répondre à cette question, Pierre Esseiva explique comment les USA en sont arrivés là : « Là-bas, les bandes organisées ont emboîté le pas à une dépendance qui a été créée par le fonctionnement libéral du système médical. » À partir des années 1990, les laboratoires pharmaceutiques ont massivement promu les opioïdes contre la douleur, en minimisant les risques d’addiction. Des millions de patientes et patients sont ainsi devenus dépendants. Face à l’explosion des intoxications, les autorités ont fermé les vannes. Beaucoup de personnes dépendantes se sont alors tournées vers le marché illégal, d’abord vers l’héroïne, puis vers le fentanyl. Les cartels mexicains ont saisi cette opportunité, le fentanyl étant plus facile à produire, à transporter et à dissimuler que l’héroïne. Puisque la substance est difficile à doser, sa non-régulation a engendré la crise que l’on connaît aujourd’hui. En Suisse, les conditions cadres sont très différentes de celles que l’on trouve aux USA. « La politique suisse est basée sur quatre piliers, continue le spécialiste du profilage de drogues. La prévention, le traitement, la répression et la réduction des risques. C’est cette politique suisse qui fait qu’on évitera, je pense, une crise comme aux États-Unis. » La combinaison entre ces quatre piliers, l’encadrement des pharmas, l’accessibilité de la population cible aux traitements (à 70-80% en Suisse contre seulement 10-20% outre-Atlantique) et aux mesures de réduction des risques, dont les espaces de consommation sécurisés, semble porter ses fruits. Aujourd’hui, la mortalité liée aux opioïdes a atteint des écarts de presque 30 fois plus de décès imputés aux opioïdes en Amérique du Nord qu’en Europe.
« Nous ne sommes pas prêts »
La Suisse est différente des États-Unis à bien des égards, mais le risque n’est pas de zéro. Direction le Service de médecine des addictions du CHUV maintenant, où Olivier Simon, médecin cadre du service et maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de biologie et de médecine de l’Unil, préconise de ne pas se reposer sur ses lauriers. Coauteur d’un article paru récemment dans la revue Swiss Medical Weekly sur le sujet, il accompagne des personnes affectées par un trouble addictif et est responsable de l’encadrement des prescriptions d’opioïdes. « On a une infrastructure qui fonctionne et qui se base sur l’idée agréable que la Suisse a été un exemple lors de la crise liée au sida et à l’héroïne dans les années 1990. Mais cette infrastructure a peu évolué depuis 30 ans et ne répond plus aux défis actuels. » S’il est d’accord avec Pierre Esseiva sur la faible probabilité de la survenue en Suisse d’une crise des opioïde telle que celle des USA, il avoue franchement : « Le consensus entre professionnels du domaine de l’addiction est que si la crise arrive, nous ne sommes pas prêts. »
Addiction : une mauvaise conception
« Le mécanisme central de l’addiction est l’effet plaisant, ou hédonique, lié aux propriétés de certaines substances, explique Olivier Simon. Toute substance qui produit des effets hédoniques suffisamment intenses a un potentiel addictif à la longue. Au bout d’un temps d’exposition variable, la partie du cerveau qui régule les émotions s’emballe, et le plaisir perçu associé devient en quelque sorte prédateur des autres sources de plaisir. La vie de la personne se réorganise alors autour du comportement et il y a une perte de contrôle progressive. » L’abstinence, valorisée socialement, n’est pourtant pas synonyme de retour à la santé puisque, sauf exception, celle-ci va mener non seulement à des symptômes physiques transitoires, mais aussi à des perturbations anxio-dépressives sévères, avec risque de rechute. Il est de ce fait crucial de pouvoir proposer à ces patientes et patients la prescription d’un opioïde pharmaceutique adapté et encadré par des professionnel·les.
« Un spray « antidote » à la naloxone a été développé en Amérique du Nord pour le traitement d’urgence d’une intoxication. Mais actuellement il n’est pas disponible en Suisse, par absence de financement », continue le médecin cadre. Il préconise d’en rediscuter, ainsi que de prodiguer une meilleure préparation aux professionnels : « Je souhaiterais que l’on mette plus d’emphase sur la normalisation des traitements des troubles liés aux opioïdes afin qu’ils ne soient pas prodigués seulement dans des centres spécialisés. Il faut inscrire ces compétences dans la formation de base des médecins et des pharmaciens. »
Que faire ?
Cette préparation peut s’avérer difficile dans un monde qui évolue très vite. De nouvelles drogues de synthèse voient le jour fréquemment. Pierre Esseiva dispense pour cette raison un cours à l’École des sciences criminelles intitulé « Drogues de synthèse : un problème d’actualité en matière de toxicologie et de santé publique » afin de pouvoir s’adapter rapidement. Le marché des drogues de synthèse évolue aussi, avec de nombreux facteurs pouvant l’influencer, comme c’est le cas actuellement avec les conditions géopolitiques en Afghanistan qui déstabilisent le marché de l’héroïne, avec des répercussions directes en Suisse. Il faut donc observer, analyser, mais surtout communiquer. Dans son laboratoire, Pierre Esseiva affirmait : « Si le fentanyl ou un autre opioïde de synthèse puissant devait arriver, la question serait plutôt de savoir comment amener une réponse rapide et efficace. Et pour ça, il faut mettre les différents acteurs des quatre piliers [prévention, traitement, répression et réduction des risques] autour d’une table. »
Pour l’instant, les deux professionnels sont d’accord sur un point : la Suisse fait plutôt face à un problème de crack qui, même si son risque de surdose est moindre que celui de la petite pilule bleue du fentanyl, représente un véritable défi pour notre pays.
Pour aller plus loin…
- Découvrez l’article paru récemment dans la revue Swiss Medical Weekly corédigé par Olivier Simon
- Parcourez les travaux menés par l’École des sciences criminelles au sujet des stupéfiants
- Ainsi que ceux du Service de médecine des addictions du CHUV
- Apprenez-en davantage sur les projets MonitorStup et de drug checking.