À la fois plaisir nécessaire à la vie et signe de notre condition mortelle, le mystère du sommeil a suscité à travers l’histoire de multiples interprétations. À l’UNIL, un nouveau champ d’étude se dessine.
Il faut se coucher sur le côté droit, conseillaient les médecins de l’époque médiévale. De cette façon, la chaleur du foie placé au-dessous de l’estomac favorise la digestion. Sur le dos (position des morts) on risque des cauchemars. Et pas question de faire la grasse matinée, puisque le sommeil excessif est néfaste pour la santé !
Ces curieuses prescriptions – aujourd’hui dépassées – figurent dans des régimes de santé composés pour des princes par des médecins durant le Moyen Âge. Présentées lors d’un colloque international qui s’est tenu du 20 au 22 octobre à l’UNIL, elles ont retenu l’attention des nombreux historiens suisses, français, anglais ou encore italiens venus échanger à propos d’un champ d’étude encore très peu exploré : l’histoire du sommeil, au Moyen Âge et à l’époque moderne.
Karine Crousaz, qui a coorganisé l’événement avec deux de ses collègues de la section d’histoire de l’UNIL, le professeur ordinaire médiéviste Bernard Andenmatten et le professeur honoraire Agostino Paravicini Bagliani, commente :
« Nous savons peu de choses sur les pratiques et les représentations du sommeil du passé – contrairement au sujet des rêves, qui a déjà été étudié. C’est une vraie lacune de l’historiographie ! Ce colloque nous a notamment permis de réfuter quelques lieux communs qui circulent dans la littérature et auprès du grand public. Mais il reste encore beaucoup à découvrir ! »
Quels lieux communs ? Par exemple, l’idée qu’au Moyen Âge on dormait assis ou nu dans son lit. Ce qui est largement faux : « La position assise était réservée pour la sieste et il fallait s’habiller pour protéger la pudeur. »
Outre les régimes de santé médiévaux, une grande diversité de thèmes a été abordée, tels que l’insomnie et ses remèdes, le somnambulisme, les veilles monastiques ou encore la chambre à coucher du pape. Plusieurs chiffres ont également été évoqués sur le temps passé sous la couette. L’historienne résume : « Globalement entre 6 et 9 heures par nuit, soit à peu près comme nous, mais plus tôt le matin et le soir. »
Parmi les invités, trois chercheurs de l’UNIL ont présenté leurs travaux sur le sommeil lors de ces rencontres, dont les actes seront prochainement publiés dans la collection Micrologus’ Library de la Société internationale pour l’étude du Moyen Âge latin (Sismel): le professeur Vincent Barras de l’Institut des humanités en médecine, ainsi que les doctorants en histoire Ian Novotny et Caleb Abraham. Un programme de recherche soutenu par le Fonds national suisse devrait voir le jour d’ici 2023.
Une « perte de temps »
Mais pourquoi s’intéresser aux nuits de nos ancêtres ? Karine Crousaz répond :
« Les neurologues commencent à le dire : dormir est essentiel pour la santé. Mais dans notre société, cela est souvent vu comme une perte de temps. Un « bon » chef d’entreprise par exemple est celui qui se couche tard et qui se lève avant les autres. Nous avons voulu voir si cette dévalorisation avait une histoire. Et c’est le cas. On en trouve des traces depuis l’Antiquité païenne ! »
Quelles représentations étaient donc à l’œuvre dans les temps anciens ? Des veilles ascétiques extrêmes aux expériences sur les « contractions » du cerveau, l’Histoire du sommeil aux époques médiévale et moderne regorge de détails étonnants.
Tentation diabolique
Chez Platon déjà, le bon citoyen est celui qui dort très peu. La mythologie grecque présente, elle, le Sommeil et la Mort comme des dieux jumeaux, enfants des Ténèbres et de la Nuit. Cette vision macabre va influencer fortement la chrétienté.
Au Moyen Âge en effet, sombrer dans les bras de Morphée rime avec paresse et tentation. Dans la tradition monastique, la veille perpétuelle est pratiquée telle une arme contre « les attaques nocturnes du démon ». Ce fut le cas à l’abbaye de Saint-Maurice à l’époque de sa fondation. Un sujet étudié par le professeur Bernard Andenmatten, spécialiste du quotidien des communautés monastiques. Il détaille :
« Au VIe siècle, le moine ne doit pas dormir car il est considéré comme un soldat qui lutte contre le mal. Bien sûr, dans la pratique, c’est impossible. Alors ils se relaient. Un monastère est comme une forteresse avec des défenseurs qui montent la garde, veillant chacun son tour. »
Macaire d’Alexandrie, moine égyptien, avait, lui, tenté environ 200 ans plus tôt de rester toujours éveillé. Mais il a cédé après 20 jours, raconte l’évêque Pallade dans ses écrits. Le médiéviste précise :
« Le but ici n’était pas la santé, ni la longévité. L’essentiel, c’était l’esprit, l’au-delà. Ils infligeaient une épreuve à leur corps, comme le fait de manger très peu. »
Réveils nocturnes
Lorsqu’ils s’autorisent un petit somme, les religieux s’installent « à la dure » pour ne pas « ronfler » trop profondément. Dans cet esprit, au Ve siècle, l’abbé Lupicin du Jura dormait, lui, toujours assis sur un banc, entre deux prières. Des réveils étaient également imposés la nuit pour aller chanter.
Bien que volontaires, ces privations (rapportées durant le colloque par Laurent Ripart de l’Université Savoie Mont Blanc) rendaient la vie de ces fidèles extrêmement rude. « Les textes font état de nombreux moines en retard à l’office de nuit », remarque Bernard Andenmatten.
Au XVIe siècle, Érasme, qui souffrait beaucoup de cette obligation nocturne, « a d’ailleurs fait du rejet de cette pratique une partie de sa révolte religieuse », précise Karine Crousaz.
« Pire que l’ivrognerie »
À cette période, en Angleterre, les théologiens puritains jugeaient eux l’excès de sommeil « pire que l’ivrognerie » puisque « le dormeur se prive totalement de ses capacités, alors que l’ivrogne n’y renonce que partiellement » ! Aussi, seules sept heures de repos par nuit étaient préconisées en moyenne, voire cinq lorsque c’était possible.
« Contrairement aux privations ascétiques pratiquées par les moines, ces recommandations ne s’adressaient pas à des ordres religieux mais à des étudiants, des familles », explique Caleb Abraham, doctorant à la section d’histoire, qui a étudié ce sujet en parallèle de sa thèse. Il poursuit :
« Des études basées sur des journaux intimes notamment montrent qu’en Angleterre de nombreuses personnes ont tenté d’appliquer les conseils des puritains. »
Calvin rêve de bien dormir
Au tournant de l’époque moderne, une conception plus positive du sommeil se met en place. Karine Crousaz a trouvé des traces de ce revirement dans les écrits de Jean Calvin, pour qui « bien dormir était un signe de la vraie foi », un don de Dieu à qui se confie en lui. Le réformateur avouait lui-même dans ses correspondances ne pas se lever trop tôt ni travailler le soir pour préserver sa santé.
Bien que cela ait suscité des critiques, la posture assumée de Calvin témoigne pour la moderniste d’une conscience de l’importance d’un repos de qualité, partagée alors par les médecins :
« À l’époque moderne, tous les traités médicaux avaient une section dédiée au sommeil. Il était évident que, pour conserver la santé, il fallait y faire attention. Au XXe siècle, il faudra pourtant attendre les toutes dernières décennies avant que les neurologues ne rappellent à la société l’importance du sommeil pour la conservation de la santé physique et mentale. »
Au terme de sa vie, le pasteur est finalement harassé par la maladie et des douleurs qui le rendent insomniaque. Un portrait de lui mettant en avant sa fatigue et sa maigreur, publié après son décès par Théodore de Bèze (son successeur à la tête de l’Église de Genève), contribuera à former de lui une image ascétique pour les générations suivantes.
Sieste « tolérée »
Condamnée par les médecins durant l’époque médiévale, la sieste devient de mieux en mieux tolérée dès le XVIe siècle. Elle se pratiquait la tête relevée et les jambes allongées. Une position qu’épouse parfaitement la méridienne, sorte de sofa qui se développe justement à la Renaissance.
Ce cerveau qui « bat »
Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que le fait de dormir soit compris comme un phénomène fonctionnel biologique et actif, « laissant ainsi émerger la possibilité de penser l’existence d’une conscience qui serait inconsciente d’elle-même », a expliqué, lors du colloque, le professeur à l’Institut des humanités en médecine Vincent Barras.
À cette période, certains spécialistes ont également estimé que les rythmes du sommeil étaient liés à des contractions et dilatations du cerveau. « Pour Pierre Jean Georges Cabanis, médecin et physiologiste né en 1757, le fait de dormir était caractérisé par le reflux des puissances nerveuses vers leur source, le cerveau. Cette hypothèse a ouvert la voie à une série d’expériences menées tout au long du siècle suivant sur les contractions qu’on croyait observer sur cet organe. »
Révolte dans le dortoir
En 817, l’usage du dortoir est imposé dans presque tous les monastères d’Europe occidentale. Quatre siècles plus tard, contre cette règle, des moines « rebelles » commencent à construire, à l’intérieur de ces espaces collectifs, des cellules « privées » faites de cloisons de bois ou de tentures, voire de pierre.
La situation devient à ce point hors de contrôle qu’en 1336 le pape Benoît XII interdit la construction de chambres, sous peine d’excommunication, et ordonne de détruire celles existantes, indiquent des sources relatives à l’ordre clunisien étudiées par le doctorant en histoire médiévale Ian Novotny. Mais la tendance ne faiblit pas. Les cellules deviennent de plus en plus confortables, malgré une menace de privation de vêtements et de nourriture. Le dortoir sera finalement abandonné.
Selon Bernard Andenmatten, l’espace personnel dédié au sommeil apparaît tardivement : « Il y avait aux époques médiévale et moderne une promiscuité physique qui n’est pas la nôtre. Quand vous preniez une chambre dans une auberge, il y avait parfois déjà quelqu’un dans le lit. »
Pour aller plus loin…
- La collection Micrologus’ Library, publiée par la Société internationale pour l’étude du Moyen Âge latin (Sismel)
- Le site de la section d’histoire de l’UNIL