Issu d’un projet financé par le FNS, un livre dirigé par la psychologue Muriel Katz éclaire l’expérience d’une trentaine de personnes exilées en Suisse et toujours en quête de proches disparus sous les dictatures sud-américaines entre 1960 et 1990.
L’expérience de s’adresser à un mort ou de conserver près de soi certains objets associés au cher disparu semble assez répandue. Mais qu’en est-il quand le disparu, englouti dans les noirs secrets de la dictature, ne peut être considéré avec certitude comme décédé ? Comment prendre soin de lui / elle à travers un temps jamais achevé, comment poursuivre d’une autre manière son combat, comment retrouver sa trace systématiquement effacée, rappeler pour soi son existence, sensibiliser une société oublieuse et traumatisée, se battre contre l’impunité, transmettre son souvenir à sa descendance de manière vivante, active, sans que la mémoire ne se mue en fardeau ? Autant de questions et de réponses qui courent dans les pages d’un ouvrage intitulé Rompre le silence d’État, issu d’une étude menée à l’Institut de psychologie par Muriel Katz, Manon Bourguignon et Alice Dermitzel.
Meurtrière opération Condor
« Il faut se replacer à l’époque de la Guerre froide », commence Muriel Katz. Quand la propagande anticommuniste jetait la honte sur les opposants politiques, les dépeignant comme des traîtres et des terroristes, quand Cuba en tête de pont soviétique faisait craindre une contagion dans l’esprit des juntes sud-américaines et que les intérêts économiques des puissants se drapaient dans une pseudo-défense des « valeurs catholiques » et du « monde libre ». Le livre rappelle d’abord avec quantité d’informations parfois surréalistes (dans notre perception actuelle en tout cas) l’existence d’une opération Condor livrant à la vindicte de dictatures connectées entre elles – et chapeautées par les États-Unis – des militants, voire de simples citoyens, arrêtés, torturés, détenus, jamais libérés pour certains, sans doute assassinés, poussés du haut d’un avion, ou transférés d’un pays signataire du pacte Condor à un autre, disparus contre leur gré, effacés.
Le crime et sa négation
« On peut dire que les institutions démocratiques qui régulent les relations entre citoyens voient leur fonction de garant protecteur voler en éclats et que ce démantèlement du cadre institutionnel a levé le tabou de la détention arbitraire, de la torture, de la chosification des personnes, du cynisme pur, de la désinformation, de la perpétration du meurtre et de sa négation d’un bout à l’autre de la chaîne de commandement et d’exécution », résume Muriel Katz. Aujourd’hui encore, tous les États concernés n’ont pas officiellement reconnu les crimes commis alors par leurs représentants. « Les proches ont dû mener leur propre enquête, recherchant la moindre trace auprès d’anciens détenus, de témoins directs, un travail immense étant donné le caractère clandestin de ces atrocités orchestrées de main de maître et systématiquement effacées », décrit la psychologue. Comme le montre ce livre, les choses avancent, cependant, et le levier essentiel de ce changement reste la parole des proches, témoignages individuels auprès d’instances nationales ou internationales, expériences partagées au sein d’associations dédiées à la défense des droits humains et même création artistique (livres, spectacles, films…).
Un traumatisme encore palpable
L’ouvrage analyse au plus près le discours de proches établis en Suisse, victimes indirectes ou elles-mêmes rescapées, militants longtemps stigmatisés et isolés dans leur propre pays en raison de leur engagement politique, ou descendants souvent nés en exil mais toujours porteurs de la mémoire du crime impuni, tous investis d’une mission, habités par un visage, un nom, une volonté d’écrire enfin le dernier chapitre d’un livre toujours ouvert, pour rendre justice au disparu et retrouver le cours de sa propre vie.
Chargée de mener ces entretiens, Manon Bourguignon a été ébranlée par « le traumatisme encore palpable 50 ans après les faits », associé à un deuil en suspens, mais aussi à une « grave crise de confiance à l’égard des institutions, et parfois du simple voisin éventuellement dénonciateur », d’où l’importance de retisser des liens entre proches de disparus et avec la société concernée. « J’ai pu ressentir moi aussi ce dégoût, même par procuration, car à l’origine de cette brutalité sans nom on voit qu’il y avait des humains. » Les chercheuses ont mis en place un dispositif d’écoute, faisant le point entre elles après les entretiens, et bénéficiant d’une supervision financée par le FNS.
Culpabilité… des victimes
« Pour les proches contemporains des disparus ou descendants, le fait de pouvoir témoigner dans divers contextes au fil du temps, et de se regrouper au sein d’associations faisant progresser la (re)connaissance de ce crime, est un facteur psychologique bénéfique », esquisse Manon Bourguignon, qui pointe le caractère pervers d’une situation où les proches peuvent ressentir une forme de culpabilité à l’idée de renoncer à chercher et à dénoncer, comme s’ils tuaient eux-mêmes un disparu dont l’acte de décès n’est pas établi !
« Pour les auteurs de cette répression politique, il s’agissait de renverser la culpabilité de l’Etat sur les victimes et leurs proches. En outre, cette disparition sans retour ni cadavre brouille les frontières entre la vie et la mort », souligne la chercheuse. Ce brouillage peut également s’avérer plus doux, comme on le voit à la lecture de l’ouvrage, quand une bougie ou une plaque commémorative viennent rappeler les disparus, ou que s’instaure entre l’absent et le survivant au sein d’un couple, par exemple, un dialogue sur la vie comme elle va, tout simplement. Le travail de mémoire vient ainsi soutenir les proches, qui, en cultivant un lien avec la personne disparue, parviennent à mieux supporter l’épreuve de l’incertitude. Cette inlassable lutte contre l’impunité devient, en outre, une affaire collective exigeant une réponse adéquate des autorités.
Muriel Katz annonce un événement pour accompagner la sortie de ce livre, au terme d’une recherche sur les disparitions forcées menée ces quatre dernières années. Elle souligne l’actualité hélas toujours criante de ce phénomène dans le monde où dictatures et États en guerre, ou défaillants, n’assurent pas l’élémentaire protection physique des personnes.
Rompre le silence d’État, par Muriel Katz, Manon Bourguignon et Alice Dermitzel, Antipodes, 2024
Symposium, jeudi 5 décembre 2024 de 17h30 à 20h (Amphimax 412), sur inscription