À 36 ans, la nouvelle directrice artistique de La Grange salue l’héritage de Dominique Hauser et Marika Buffat, tout en promettant d’intensifier l’identité et la visibilité de ce théâtre, qu’elle entend « situer » au croisement des savoirs et de l’art dans sa plus grande diversité.
Tel un personnage de Tchekhov qui réaliserait son master à Sciences po Paris, Bénédicte Brunet s’est dirigée vers Moscou, terrain de sa recherche sur le statut de la création en Russie postsoviétique. Elle y a rencontré des artistes contrariés, voire pris à la gorge par « une inflation juridique qui a réduit considérablement la liberté d’expression acquise juste après la chute du bloc de l’Est », esquisse-t-elle. Poutine n’est pas un ami des arts vivants et visuels…
Expérience russe
Cette expérience russe souligne le parcours hybride de Bénédicte Brunet, un pied dans la sociologie politique et un autre dans le monde artistique. La jeune femme voulait quitter Paris après les attentats de 2015 et la fin d’un mandat. Elle a retrouvé en Suisse ses Alpes natales délaissées pour étudier à Strasbourg et à Paris et travailler dans la production et la diffusion de spectacles, par exemple avec le chorégraphe Angelin Preljocaj. Voilà, depuis 2016 elle vit et travaille en Suisse romande, où elle a rejoint pour une saison l’équipe du Théâtre Vidy-Lausanne, avant de collaborer à Genève avec le metteur en scène Dorian Rossel. Originaire de Savoie, elle a pris en janvier 2021 la relève de Dominique Hauser à la direction artistique de La Grange de Dorigny, désormais simplement La Grange !
De l’action !
Deux mots sur le métier : la production correspond à la phase de recherche de fonds et d’infrastructures permettant la création d’un spectacle et la gestion d’une équipe (contrats, voyages, logements…), et la diffusion à la visibilité de cette création sur différentes scènes. À l’automne 2020, elle préparait ainsi une tournée de Dorian Rossel à La Grange, aventure avortée à cause de la pandémie. La création contemporaine romande est un monde dans lequel elle s’est immergée, avec un intérêt à la fois analytique et pratique. Quand la porte de La Grange s’est ouverte, elle n’a pas hésité à se jeter dans ce nouveau défi où elle voit « un potentiel d’action inédit au moment où notre monde bascule sur les plans politique, culturel, économique, écologique, et l’occasion de situer cette action à la charnière entre l’art et la science ». Vaste programme ! Mais comment stimuler la collaboration entre artistes et scientifiques réunis sur le campus ?
Favoriser la rencontre et la cocréation
« Il faut creuser cette relation pour tenter de dépasser l’incompréhension et trouver des modes d’action face aux ruptures que nous vivons », estime la jeune femme, qui propose d’intensifier l’intégration scientifique des artistes en résidence, ou encore d’offrir des résidences à des chercheurs et chercheuses pour les préparer à accoucher de ce moment où les uns et les autres créent une nouvelle matière, « un même territoire issu de leurs deux manières de penser et de faire ». Un projet est en route avec le Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne (CIRM-UNIL). À suivre…
Deux jeunes collectifs lausannois
En cette période de transition, Bénédicte Brunet s’apprête à lancer la nouvelle saison préparée par l’ancienne équipe, au sein de laquelle elle a intégré deux jeunes collectifs lausannois : Foulles (avec deux « l ») « explore la question du genre à travers les figures et les postures médiévales » et Anthropie « révèle, en les détournant, le potentiel insurrectionnel des technologies de communication » avec des performances disséminées sur le campus. Car le théâtre lui-même est en chantier jusqu’à la fin de l’année. Certains spectacles auront lieu dans la salle polyvalente du Vortex-UNIL ou encore à l’Arsenic, une solidarité théâtrale saluée par Bénédicte Brunet.
La Grange aux 400 ans de Molière
À la question – certes paradoxale sur un site universitaire – de savoir si les textes classiques conserveront une place à La Grange, elle répond avec un sourire gourmand. Tout dépendra selon elle du « regard contemporain posé sur le texte et la mise en scène », là encore avec la possibilité d’y associer la recherche académique. « On ne peut pas se passer du classique, pour sa richesse littéraire mais aussi pour renouveler les imaginaires en considérant tout ce qui nous a éclairés par le passé, par exemple l’identité, l’éthique ou encore, comme Molière, la violence, le consentement et le rire », précise-t-elle. Une manière d’annoncer l’événement qui viendra clore cette saison de transition en janvier 2022 autour des 400 ans de Molière…
Vous toussez fort, madame
Avec Vous toussez fort, madame, le metteur en scène Matthias Urban, en collaboration avec les universités de Lausanne, Genève et Fribourg, interrogera la notion et la possibilité du comique hier et aujourd’hui, à travers la figure du faux dévot et une série de variations sur la scène 5 de l’acte IV. L’hypocrisie et bien d’autres thèmes moliéresques seront explorés tout au long de l’année 2022 grâce au projet Rire avec Molière, soutenu par le FNS et décliné en diverses occurrences sur les planches et les écrans, à la radio et dans les classes.
Un lieu pour les artistes et toutes les facultés
Bénédicte Brunet entend programmer « toutes les formes, qu’elles soient expérimentales, radicales ou traditionnelles (…) tant qu’il y a un terrain commun à creuser ». Elle rappelle que la Renaissance, par exemple, a vu fleurir la relation entre artistes et scientifiques. « Aujourd’hui, alors que de part et d’autre le besoin de dialogue semble prégnant, La Grange peut donner cet espace nécessaire à l’émergence des imaginaires communs, proposer un nouveau mode d’action aux uns et aux autres, agir comme une courroie de transmission ». À titre d’exemple, elle cite le metteur en scène suisse Milo Rau et son théâtre du réalisme, « qui mène un véritable travail d’enquête aux frontières de la discipline », Adeline Rosenstein, qui « détourne les codes de la conférence et du documentaire pour rendre intelligible ce qui se cache derrière les canevas de faits historiques », Yan Duyvendack et son Virus prémonitoire, « mis en scène avec l’aide de nombreux scientifiques, de façon pluridisciplinaire », ou encore The Institute of Queer Ecology, qui « inscrit son geste dans la lignée de la pensée queer, féministe et postcoloniale ». Rendez-vous dès l’année prochaine pour arpenter ces vastes territoires…
N’hésitez pas à consulter la programmation en ligne et le Manifeste pour une rencontre entre les arts et les sciences, qui pose les bases de l’action de La Grange. En outre, la jauge sera augmentée, le site web et l’identité visuelle repensés et la nouvelle directrice artistique collabore déjà avec de jeunes dessinateurs et photographes lausannois. On vous tient au courant !