Comment la mosaïque religieuse suisse a-t-elle évolué au cours des 15 dernières années ? Une récente étude de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL trace les contours des nouvelles tendances du paysage spirituel national.
La Suisse, terre de débats sur les minarets et les identités religieuses, s’interrogeait en 2008 : la diversité croissante allait-elle menacer la spiritualité nationale ? Quinze ans plus tard, une étude financée par le Fonds national suisse, coordonnée par Jörg Stolz, professeur en sociologie des religions à l’UNIL, et à laquelle Jeremy Senn, doctorant au sein de la même faculté depuis 2020, a contribué, répond – entre autres – à cette grande question et brosse – surtout – le portrait de l’évolution du paysage religieux suisse.
Inspiré des travaux du sociologue américain Mark Chaves, le projet s’est déployé en deux phases d’études distinctes : une première réalisée entre 2008 et 2009, suivie d’une seconde entre 2020 et 2023. Fin novembre, les premiers résultats de l’enquête sont tombés, publiés dans le trente-neuvième numéro de la revue Social Change in Switzerland. Ils révèlent six grands changements au sein du panorama religieux national.
Parmi ces six tendances, certaines étaient prévisibles, puisqu’ « en accord avec les conclusions d’études précédentes ». D’autres, en revanche, moins. Dans la conclusion de leur papier, Jörg Stolz et Jeremy Senn admettent notamment avoir été surpris par l’augmentation significative de l’acceptation de l’homosexualité dans presque tout le spectre religieux. « Contrairement à ce que nous avions anticipé, même les chrétiens conservateurs semblent adopter une position plus modérée. »
« En seulement 40 ans, l’opinion générale sur les questions d’orientation sexuelle a radicalement évolué, analyse Jörg Stolz pour l’uniscope. D’un point de vue sociologique, une telle rapidité de changement est étonnante. Contrairement aux idées reçues, notre étude révèle que le champ religieux suit une trajectoire similaire, à son propre rythme. Le mouvement vers une plus grande acceptation de l’homosexualité est bien réel, y compris au sein des groupes classés comme conservateurs et traditionnels. Ces derniers, qui s’appuient sur des textes sacrés qu’ils interprètent souvent de manière littérale, semblaient peu enclins à évoluer. Pourtant, nos données montrent le contraire. Cela est d’autant plus frappant que ces communautés incluent souvent des personnes immigrées issues de pays où l’homosexualité est encore beaucoup moins acceptée qu’ici. »
Par ailleurs, « au vu des données disponibles sur la sécularisation au niveau individuel, le fait qu’il y ait moins de groupes était, je pense, prévisible, estime de son côté Jeremy Senn. En revanche, la baisse du nombre de participants chez les évangéliques, ainsi que l’augmentation de l’âge moyen des membres dans les groupes non chrétiens sont des éléments plus surprenants. » Jörg Stolz apporte une nuance : « Pour ma part, je ne m’attendais pas à une diminution du nombre de groupes. La sécularisation, oui, mais je ne pensais pas que cela se manifesterait au niveau du nombre de communautés. » Il ajoute : « Ce qui me surprend davantage, c’est de constater une sécularisation également dans le monde non établi, c’est-à-dire les groupes sans statut légal et non reconnus par l’État », autrement dit les groupes autres que les catholiques et les chrétiens réformés. La sécularisation ne touche donc pas uniquement les Églises traditionnelles.
Qui sont ces groupes ?
En Suisse, selon l’étude, les groupes religieux locaux s’organisent en paroisses, communautés, mosquées, synagogues, temples ou encore centres spirituels. Il s’agit des principales formes d’organisation de la religion. Mais comment définit-on un groupe religieux ? À ce sujet la réponse est claire : « Un groupe religieux local est défini comme un groupe de personnes qui se réunit physiquement et régulièrement dans un but explicitement religieux (Chaves, 2004). Les groupes religieux de toutes les religions ont été recensés : protestants réformés, catholiques, évangéliques, chrétiens orthodoxes, « autres chrétiens », juifs, musulmans, bouddhistes, hindous et « autres religions » (par exemple, spiritualités alternatives, nouveaux mouvements religieux). Lors des deux vagues, nous avons appliqué notre définition de façon identique. »
Le cadre théorique, donc, est posé. Mais à une époque où certains croient aux énergies, d’autres en Dieu et d’autres encore s’en remettent à la vie, où se situe la limite de ce que l’on peut scientifiquement considérer comme un groupe religieux ? « Il faut une entité surnaturelle, transcendante, un élément ou un acteur souvent invisible, totalement distinct de notre monde, mais avec lequel les individus peuvent interagir d’une certaine manière. Cette entité doit également posséder une capacité d’action surnaturelle », explique Jörg Stolz.
Cette définition inclut donc « de nombreux groupes ésotériques ou des groupes se définissant eux-mêmes comme non religieux, mais spirituels », précise le professeur. En revanche, « un groupe de passionnés de football, même très convaincus, qui vénéreraient par exemple Maradona, ne pourrait pas être compté comme tel. »
Et concrètement, qui sont ces groupes, considérés dans la catégorie « autre » en Suisse ? « Il y en a une énorme diversité », répond Jörg Stolz. Jeremy Senn énumère à titre d’exemple : « En 2020, nous avons compté 18 groupes néopaïens qui répondaient à nos critères, dont des groupes néochamaniques, qui se réunissent par exemple en forêt. On trouve aussi des raëliens, des scientologues ou des groupes pratiquant le channeling. »
Science et soi contre la foi
Cette tendance à la sécularisation pourrait, selon Jörg Stolz, s’expliquer au moins en partie, par un phénomène d’individualisation : « Aujourd’hui, chacun veut décider par soi-même, sur tous les sujets. Beaucoup se disent : « C’est à moi de choisir, pas à un pasteur, un prêtre ou un guide spirituel. » La foi se retrouve ainsi reléguée au second plan. » Ainsi, on croit non seulement un peu moins en Dieu, mais surtout la place qu’on lui accorde dans nos vies est devenue très réduite. Il serait faux de dire que les Suisses ne croient plus en rien, car la proportion d’athées reste relativement faible (15% en 2019, selon l’Office fédéral de la statistique). En revanche, « la part de ceux pour qui la religion occupe une place centrale dans leur vie, elle, diminue », précise le professeur.
« Les religions jouaient un rôle clé pour expliquer le monde. Aujourd’hui, c’est la science qui fournit ces réponses. »
Jörg Stolz, professeur en sociologie des religions à l’UNIL
Jörg Stolz souligne également l’importance du contexte national : « S’il y avait une troisième guerre mondiale, une guerre civile ou une autre crise majeure, le besoin de spiritualité prendrait davantage d’ampleur. » Mais tant que la démocratie reste stable, que l’économie fonctionne bien et que la situation en Suisse demeure inchangée, il prédit que la sécularisation continuera. « Dans un État-providence, on ressent moins le besoin de foi », explique-t-il, ce qui réduit la spiritualité individuelle. De plus, « la modernisation apporte des solutions à des problèmes que la religion traitait autrefois. En cas d’insécurité, on priait, on priait ensemble, on s’entraidait. Aujourd’hui, l’État-providence nous offre des assurances et de nombreuses solutions techniques et symboliques. »
Il cite encore la biomédecine : « La santé a toujours été un thème central dans la religion, mais la biomédecine est désormais si performante qu’on n’a plus besoin des religions qui promettent la guérison. » Et de conclure : « Les religions jouaient un rôle clé pour expliquer le monde, le début des temps et l’avenir. Mais aujourd’hui, c’est la science qui fournit ces réponses. »
Diversité pas si diverse
En 2008, la science observait deux grandes tendances en Suisse, « la sécularisation et la pluralisation des religions », rappelle Jörg Stolz. Aujourd’hui, avec le recul, on constate que « si la première est bien réelle et a engendré un net recul de la religion, la seconde, en revanche, contrairement aux craintes initiales, n’a pas évolué. La diversité religieuse est restée exactement au même niveau qu’en 2008. Nos données montrent clairement une stabilisation, et non une augmentation, ce qui contredit l’idée d’une explosion de la diversité. » Jeremy Senn, doctorant en charge du projet, précise : « Nous montrons dans notre étude que la diversité des groupes n’a pas augmenté, ce qui confirme des données existantes. Et si l’on prend, comme niveau d’analyse, non plus le groupe mais l’individu, la Suisse est aussi stable en termes de diversité. »
« Aujourd’hui encore, le christianisme reste majoritaire en Suisse. »
Jeremy Senn, doctorant à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL
Le doctorant explique ce phénomène : « On observe la disparition de nombreux groupes chrétiens établis, qui étaient majoritaires. On pourrait penser que leur déclin augmente la diversité globale, mais ce n’est pas forcément le cas. C’est le cas dans l’absolu, même si ceci est compensé par la disparition de groupes minoritaires. En effet, de nombreux groupes non chrétiens, souvent minoritaires, disparaissent également. Ces deux phénomènes se contrebalancent, ce qui explique l’absence de réelle progression de la diversité religieuse. » Il ajoute : « Beaucoup de chercheurs parlent de superdiversité, un concept qui suggère qu’avec la migration, la diversité religieuse aurait atteint un niveau inédit. Mais nos données ne corroborent pas cette idée. Si l’on compare avec les années 1930, il est clair que la diversité a augmenté, mais sur la décennie 2010-2020 cette tendance ne se manifeste pas. Aujourd’hui encore, le christianisme reste majoritaire en Suisse : le pourcentage de groupes chrétiens est passé de 84,4% en 2008 à 84,0% en 2020. »