Jusqu’au 30 octobre au palais de Rumine, l’exposition « Alice Rivaz. Présence des femmes » explore les différentes facettes de l’œuvre de l’écrivaine vaudoise. L’occasion de la (re)découvrir dans toute sa modernité. Rencontre avec Valérie Cossy, professeure associée en études genre à la Faculté des lettres et commissaire de l’exposition aux côtés de Marianne Dyens.
Alice Rivaz était une féministe de la première heure – elle est née en 1901 ! Qu’est-ce qui vous a amenée à lui consacrer cette exposition ?
Valérie Cossy : Alexandra Weber Berney et Alexia Ryf, médiatrices culturelles à la BCU sur le site de la Riponne, recherchaient une figure littéraire qui entre en écho avec le cinquantenaire du suffrage féminin en Suisse. Comme toutes deux aiment l’œuvre d’Alice Rivaz et que je lui ai déjà consacré un livre il y a cinq ans, elle était toute désignée. Son premier essai féministe, Présence des femmes, qui est aussi le titre de l’exposition, est paru en 1945. Elle entame donc très tôt une réflexion sur la question, non seulement en termes politiques – le vote – mais aussi en critique littéraire.
Cela explique-t-il que celle-ci soit passée un peu inaperçue à ce moment ?
Absolument. Elle prêche dans le désert : il faut bien voir que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir ne sort que quatre ans plus tard. Heureusement, Alice Rivaz a vécu jusqu’en 1998. Cela lui a permis de republier certains de ses écrits. Lorsque cet essai ressort en 1980, le moment est mûr pour qu’il soit beaucoup mieux compris !
Elle a d’ailleurs mené toute sa vie de façon atypique, elle était en avance sur son temps sur tous les fronts…
Tout à fait. À l’époque, les femmes n’avaient guère d’autre choix que de se marier. Alice Golay – elle n’a adopté son pseudonyme, Rivaz, qu’en 1940 – aspire à autre chose. Elle hésite sur la voie à suivre, s’engageant d’abord dans une formation de pianiste. Mais elle doit renoncer à la virtuosité, car ses mains sont trop petites. Puis elle se voit refuser l’accès à la formation d’enseignante parce que son père est « un rouge ». Elle se tourne donc vers la sténodactylo, ce qui lui permet finalement de décrocher un emploi au Bureau international du travail (BIT), à Genève. Elle y travaillera toute sa vie.
Comment vit-elle cet exil ?
Il est salutaire ! En quittant le canton de Vaud, elle rejoint un milieu d’expatriés, plus ouvert, plus progressiste. Elle y trouve un lieu qui correspond à ce qu’elle est, où elle acquiert une liberté qu’elle n’aurait pas eue en restant à Lausanne près des siens. En outre, au BIT, où elle n’est certes que secrétaire, les questions que l’on aborde l’intéressent. Dans ses écrits, elle évoque le quotidien des petites gens, dénonce les injustices…
Ce changement de canton lui permet aussi de s’éloigner de son père, qui prenait beaucoup de place…
Oui, Paul Golay, qui est l’un des membres fondateurs du Parti socialiste vaudois, est une figure incontournable. D’abord enseignant, il est devenu journaliste et a gravi tous les échelons jusqu’à siéger au Conseil national. Au départ il ne voyait pas la carrière d’écrivain de sa fille d’un très bon œil. C’est d’ailleurs en grande partie pour se distancier de lui et exister par elle-même qu’elle prend un pseudonyme.
Toute sa vie, elle a donc dû concilier travail et écriture ?
Absolument. Avec la guerre, le BIT ferme à Genève et elle se retrouve au chômage. Elle fait quelques piges et en profite pour consacrer du temps à l’écriture. Nuages dans la main et Comme le sable datent de cette période, tout comme La paix des ruches, le plus explicitement féministe de ses romans, qui, en 1947, met un terme à sa « première période ». Ramuz a soutenu la publication de son premier roman, Nuages dans la main, en 1940, qui lui vaut la reconnaissance de ses pairs. Quant à La paix des ruches, il finira au pilon en 1953 avant de reparaître, en 1970, enfin en phase avec les questions soulevées publiquement par les féministes.
Son œuvre est très accessible à présent, mais est-elle lue ?
Oui, c’est d’ailleurs surprenant de voir à quel point elle est appréciée. Elle a de tout temps eu des lecteurs et lectrices, et maintenant on l’enseigne et les jeunes aiment beaucoup son engagement et son humour.
Alice Rivaz en cinq chapitres
Cette exposition s’étend sur cinq vitrines, comme autant de portes d’entrée dans les écrits d’Alice Rivaz. Éditions originales, lettres, tapuscrits, articles, pages de carnets, photos et affiches replacent l’œuvre et la vie de l’auteure dans le contexte social de l’époque. Chacune de ces présentations s’articule autour de l’un de ses livres, prétexte à explorer un aspect de son parcours et la façon dont il résonne dans ses texes.
De ses origines familiales avec L’alphabet du matin, on passe à ses premières publications avec Nuages dans la main. L’occasion aussi de revenir sur son changement de nom et son exil à Genève, qui lui permet de devenir écrivaine. Avec Comme le sable (1946) et Le creux de la vague (1967), deux œuvres qu’elle envisage comme un tout, on découvre son projet de roman historique se déroulant au BIT. Conçu comme une série de tranches de vie, il devait narrer l’histoire des mêmes personnages saisis à cinq moments précis différents entre 1928 et 1945. « Les aléas de sa vie ne lui ont permis d’écrire que deux des cinq volumes initialement prévus », souligne Valérie Cossy.
La vitrine consacrée à La paix des ruches traite de son engagement féministe, tandis qu’avec Jette ton pain, son dernier roman, on aborde la question de la figure maternelle par rapport à ce que signifie devenir écrivaine. « Elle n’avait pas prévu d’écrire ce texte, il s’est imposé à elle – elle affirmait qu’il lui avait été comme dicté intérieurement, souligne Valérie Cossy. Pour beaucoup, c’est son plus grand roman. » Une borne interactive présente par ailleurs des extraits de l’émission Plan fixe consacrée à l’auteure, ainsi qu’un extrait d’interview de l’émission L’œil écoute de la RTS. Des lectures de ses œuvres par des comédiens complètent ce dispositif.
Cette exposition est aussi l’occasion de montrer des facettes méconnues de la personnalité d’Alice Rivaz. On y découvre ainsi sa peinture, activité qu’elle ne prenait pas au sérieux mais à laquelle elle s’est livrée toute sa vie.