Historienne des idées politiques, professeure honoraire de l’UNIL, Biancamaria Fontana signe un petit ouvrage éclairant sur la République helvétique et souligne le rôle de Napoléon. Rencontre.
Parler avec Biancamaria Fontana, c’est plonger dans l’histoire des hommes, et là il faut bien le dire au masculin, car la politique révolutionnaire dont a découlé l’expérience de la République helvétique n’inclut pas les femmes. Deux politiciens sortent de la brume des temps : le Bâlois Peter Ochs et le Vaudois Frédéric-César de La Harpe, qui ont rencontré Bonaparte à Paris, où ils se sont rendus afin de solliciter une intervention française pour évincer les oligarques de Berne et de Fribourg et, notamment, soutenir l’indépendance vaudoise. Le Directoire français est divisé entre ceux qui veulent simplement se défendre et rester chez eux (assez curieusement, plutôt des militaires) et ceux qui se réclament d’un héritage girondin sensible à l’appel de populations encore soumises à l’Ancien Régime. Les patriotes suisses seront entendus, du moins le temps d’une occupation au printemps 1798, qui fera de la Suisse la plus durable des « Républiques sœurs » alliées de la France.
Instaurer et préserver l’égalité
Alors que des cantons alémaniques pourraient basculer dans le camp opposé, il paraît clair que la République helvétique doit accoucher d’un État unitaire où les cantons – dont les anciens territoires sujets au statut égal désormais – deviennent de simples divisions administratives. Peter Ochs insiste sur cette dimension de République unitaire, nécessaire pour établir une synthèse entre démocratie et délégation de pouvoir aux élus : l’Helvétique associe d’une manière inédite dans une Constitution les termes potentiellement contradictoires de démocratie représentative…
Biancamaria Fontana souligne également ce paradoxe : « L’invasion française, malgré ses nombreux abus, a donné à la Suisse l’occasion de se présenter pour la première fois comme un État-nation souverain, et cette perception survivra à la dissolution de la République helvétique en 1803. » Une autre dimension de l’Helvétique sera pérennisée dans l’Acte de médiation et la nouvelle Confédération qui en sera issue : l’égalité des cantons entre eux et l’égalité des citoyens (toujours au masculin).
Une idée de Condorcet
Spécialiste d’illustres auteurs suisses comme Benjamin Constant et Germaine de Staël, Biancamaria Fontana avait envie d’écrire le portrait d’un groupe de politiciens ayant survécu à la Révolution française ; son intérêt pour l’histoire du Directoire (1795-1799) l’a amenée à s’interroger aussi sur le système correspondant en Suisse. Imaginé par Condorcet pour la France, cet exécutif collégial à responsabilité collective sera finalement mieux adapté à la Suisse, et on le retrouve sous la forme actuelle du Conseil fédéral, lui aussi élu au second degré, un mode d’élection que l’historienne juge prudent et équilibré…
«Savoir mourir pour défendre Berne»
Le Directoire établi par la République helvétique restait sensible aux réalités locales qui sont à la portée des citoyens, il était plus décentralisé que son grand frère français, mais n’a pas survécu aux dissensions entre unitaires et fédéralistes, dont l’apothéose sera une agression lancée par Berne et Zurich, « guerre des bâtons » soutenue par l’Autriche, et devant laquelle le Directoire s’est effacé. Napoléon dira aux républicains qu’il aurait fallu avoir du courage et « savoir mourir pour défendre Berne » au lieu de fuir à Lausanne. Mais il sera trop tard : les Français auront déjà fait le choix de soutenir les plus modérés des fédéralistes, au détriment des républicains unitaires, ce qui marquera la fin de la carrière politique du bref Directeur Frédéric-César de La Harpe.
La Consulta de Saint-Cloud
Simple retour à l’Ancien Régime ? Plutôt une modernisation de la tradition fédéraliste, assure l’historienne, qui met en avant le rôle de Bonaparte dans cette prise en compte d’un modèle indépendant et neutre, basé sur des réalités locales et montagnardes, au point de se revendiquer lui-même corse, une mention fort peu nationale qu’il voulut faire retirer du procès-verbal de la Consulta de Saint-Cloud, assemblée qu’il avait convoquée pour préparer le futur de la Suisse avec des représentants des cantons, des principales villes ainsi que des experts français du fédéralisme et des relations avec la Suisse. C’est le fameux discours où Napoléon Bonaparte, qui se prépare à incarner à lui seul la volonté générale, défend pour le petit voisin helvétique une perspective démocratique ancrée dans la diversité des langues, des mœurs, des religions et des régions : « La nature a fait votre État fédératif, vouloir la vaincre n’est pas d’un homme sage. »
Que faire du Bicentenaire?
On ne quitte pas Biancamaria Fontana sans lui demander son avis sur la célébration récente du bicentenaire de la mort de Napoléon. Elle balaie d’un « ridicule » les jugements qui projettent sur le passé les idées et les lois d’aujourd’hui ; elle a apprécié le discours du président Macron, qui n’a pas cherché à glorifier un homme, dont il a habilement selon elle « séparé l’aspect mythe qui parle encore à la nation et la dimension proprement historique », car « la République guidée par la raison est un processus d’amélioration ». Macron ne renie rien, pas plus que Napoléon en son temps, comme il l’a rappelé, mais c’est parce que « l’héritage ainsi assumé doit permettre de faire mieux », conclut-elle.
La République helvétique – Laboratoire de la Suisse moderne Par Biancamaria Fontana, collection Savoir suisse, 2021.