L’âge sous analyse : une décennie d’expertises médico-légales en Suisse

À quel point la médecine est-elle capable de déterminer notre âge ? Une étude rétrospective des techniques d’expertise utilisées en Suisse.

Jusqu’à quel point la médecine est-elle capable de déterminer notre âge ? Une étude récente explore les techniques d’expertise médico-légales utilisées en Suisse et propose une analyse rétrospective des évaluations menées entre 2010 et 2022 au Centre universitaire de médecine légale Lausanne-Genève.

Un médecin en blouse blanche, un centre médico-légal baigné de néons et une personne soumise à moult prélèvements dans le but de déterminer son âge réel. Au tribunal, la défense s’effondre lorsque le médecin légiste révèle, devant un public médusé, les résultats de son analyse : le suspect a bel et bien plus de 21 ans. Plot twist ! À quelques nuances près, nous en conviendrons, c’est généralement ainsi que Hollywood nous décrit les enquêtes sur l’âge. Mais dans la vie réelle, jusqu’à quel point la science est-elle véritablement capable de compter les cernes de nos corps ? Et surtout, dans quelles situations cela se produit-il ?

En Suisse, les analyses médico-légales concernant l’estimation de l’âge ne relèvent que rarement de procès tumultueux aux retournements spectaculaires. Une récente étude a examiné les 656 cas traités par le Centre universitaire de médecine légale Lausanne-Genève (CURML) entre 2010 et 2022. Pia Genet, dernière auteure de l’étude, médecin légiste au Centre universitaire romand de médecine légale (IML) et chargée de cours à la Faculté de biologie et de médecine (FBM) et à celle de droit, des sciences criminelles et de l’administration publique (FDCA) de l’UNIL, nous explique : « Avec le nombre d’expertises d’âge que nous effectuons chaque année, il aurait été dommage de ne pas exploiter ces données plus largement au profit de la recherche. » Elle espère aussi que cette étude aidera à tendre vers davantage d’uniformisation des pratiques en Suisse et en Europe.

L’étude révèle ainsi que, sur la période étudiée, 23,6% des cas seulement ont été sollicités par la justice pénale, qui cherchait à établir si une personne devait être jugée comme mineure ou majeure. La grande majorité des demandes, soit 76,4%, émanaient du Secrétariat d’État aux migrations (SEM), en réponse aux nombreuses arrivées de personnes migrantes, sans papiers d’identité, se déclarant mineures. Parmi celles-ci, 94,5% étaient des hommes, principalement originaires d’Afghanistan (53,4%), d’Algérie (12,2%) et du Maroc (5,3%). « Il est intéressant de noter que les populations analysées varient beaucoup d’un pays à l’autre. En Suisse, on évalue surtout des personnes d’Afghanistan, alors qu’en France ce sont principalement des arrivants d’Afrique du Nord », souligne Pia Genet. Au total, seuls 25,2% auront été jugés mineurs, tandis que 55,6% ont été considérés majeurs. Pour les 19,2% restants, « la minorité ne pouvait être exclue ».

« Un faisceau d’indices scientifiques »

Contrairement aux clichés hollywoodiens, la médecine légale n’est pas encore capable de délivrer un verdict absolu sur l’âge. « Actuellement, aucune méthode ne permet de déterminer l’âge exact d’un individu. Ce que nous fournissons, c’est une estimation basée sur un faisceau d’indices scientifiques », indique la médecin. Le résultat d’une expertise reste ainsi toujours une estimation sous forme d’une fourchette d’âges, « qui varie au cas par cas », et d’un âge minimum, jamais un chiffre exact. À partir des données recueillies, on établit en effet un âge moyen et un âge minimum. La médecin légiste recommande de s’appuyer sur l’âge minimum, soit l’âge le plus bas qui ressort des analyses. « Mais cela ne signifie pas que la personne n’est pas plus âgée. Et la décision finale revient toujours à la justice. »

Ainsi, si l’âge minimum d’un expertisé est de 19 ans, l’âge moyen peut se situer entre 20 et 24 ans, « mais on ne peut pas non plus exclure que la personne ait véritablement 28 ans », exemplifie Pia Genet. Ce calcul suit un principe mathématique précis : pour l’âge minimum, on retient la valeur la plus élevée des âges minima entre les différents indicateurs, tandis que pour l’âge maximum on choisit la plus basse.

La méthode des trois piliers

En Suisse, les experts se basent sur les recommandations établies en 2000 par le groupe de travail allemand de l’Arbeitsgemeinschaft für forensische Altersdiagnostik (Agfad), qui œuvre à l’uniformisation des expertises au niveau européen. L’Agfad préconise une méthodologie, dite des « trois piliers »: « Cette méthode est la plus fiable actuellement, car elle combine plusieurs analyses afin de réduire les marges d’erreur », explique Pia Genet.

Barrières à l’uniformisation des standards

« En Suisse, nous appliquons les recommandations de l’Agfad mais tous les pays ne suivent pas ces standards. En Espagne, par exemple, les protocoles diffèrent. Les CT-scans de la clavicule ne sont pas systématiques, contrairement à la Suisse, ce qui rend difficile la comparaison entre les méthodes », explique Pia Genet. Outre les méthodologies, ce sont aussi les cadres juridiques qui rendent ces comparaisons difficiles. Certains pays par exemple se montrent davantage frileux à l’utilisation des examens radiologiques sans indication médicale stricte. « Ils invoquent des préoccupations éthiques liées à l’irradiation, précise la médecin. Mais le CT-scan est comparable plus ou moins avec un vol transatlantique, ce qui est négligeable. L’irradiation lors d’une radiographie de la main et de l’orthopantomogrammeest beaucoup moins importante (comparable avec l’irradiation naturelle). » Le but de l’Agfad, ainsi que celui des auteurs de l’article, est de tendre « vers une meilleure uniformisation des pratiques, explique la scientifique, ce qui reste actuellement le défi majeur des techniques d’estimation de l’âge médico-légales. »

Le premier pilier de cette méthode repose sur une anamnèse et un examen clinique, incluant l’analyse de la maturation sexuelle. Cette étape a pour but d’identifier d’éventuels troubles du développement ou certaines pathologies pouvant influencer les autres piliers. « On sait que certaines maladies, des troubles hormonaux, des carences alimentaires liées à des parcours migratoires difficiles, des interventions chirurgicales, des accidents ou encore la consommation de certains médicaments risquent de fausser les résultats. » C’est d’ailleurs ce qui parfois explique la différence entre l’âge dentaire (deuxième pilier) et l’âge osseux (troisième pilier). L’examen des organes génitaux permet par exemple d’identifier d’éventuels troubles hormonaux. « Cette étape est souvent redoutée par les sujets », témoigne la spécialiste. Mais en Suisse l’éthique occupe une place centrale. « Nous ne pratiquons jamais d’examen sans le consentement de la personne concernée. Si elle refuse, l’examen n’a pas lieu et nous signalons ce refus à l’autorité mandante. »

Pour déterminer l’âge dentaire (deuxième pilier), on regarde la minéralisation et l’éruption des dents, généralement les troisièmes molaires. Les dents de sagesse sont-elles sorties ? Visibles ? Pour ce faire, un examen radiologique est nécessaire. « Chaque examen est réalisé par un spécialiste du domaine, précise Pia Genet. L’estimation de l’âge dentaire, par un dentiste. Notre rôle, en tant qu’experts médico-légaux, consiste à centraliser ensuite les différentes analyses et à prononcer un verdict sur leur base. »

L’âge osseux (troisième pilier) quant à lui se détermine via une radiographie de la main non dominante. Pia Genet détaille : « On regarde l’évolution des épiphyses, soit la distalité de l’os. Avec l’âge et le développement de la personne, une fusion se crée. Lorsqu’une personne est adolescente, il n’y a pas encore une fusion complète de cette partie. » Dans certains cas, un CT-scanner des articulations sternoclaviculaires doit aussi être effectué. « Ce scanner permet de confirmer la fusion des épiphyses au niveau sternoclaviculaire, un indicateur clé pour déterminer si une personne est majeure ou non », explique Pia Genet. Cette méthode est utile seulement pour des jeunes jusqu’à 21 ans ; pour dire si quelqu’un a 30 ou 50 ans, elle n’est plus pertinente. L’étude rétrospective, initiée par Pia Genet, montre qu’entre 2010 et 2022 le « scanner des articulations sternoclaviculaires a été nécessaire dans 86,4% des cas ». Contre 13,6% des cas où une radio de la main a suffi. Il est cependant nécessaire de préciser que cette technologie n’a été introduite dans le protocole d’analyse qu’à partir de 2012.

Limites eth(n)iques

Les méthodes utilisées pour établir l’âge osseux et l’âge dentaire révèlent cependant des limites faisant aujourd’hui débat. Pour déterminer le premier, la médecine légale se base couramment sur un atlas, conçu dans les années 1950 à partir de données recueillies sur une population américaine. Cet outil, divisé par sexe, compare des images radiographiques à des moyennes établies. Il n’existe cependant pas d’équivalent spécifique pour chaque population, telle que par exemple les personnes originaires d’Afghanistan. Pia Genet précise cependant que le problème est davantage déontologique que concret : « On sait que l’ethnie n’a pas d’influence importante pour l’âge osseux. »

Pour l’âge dentaire en revanche, des études ont montré que le développement des dents varie considérablement selon l’origine ethnique. Là encore, les données disponibles sont limitées pour de nombreuses populations, notamment pour les personnes originaires d’Afghanistan. « Le spécialiste dentaire est ainsi contraint de choisir l’étude la plus proche en fonction de l’origine ethnique de la personne qu’il examine », regrette Pia Genet.