La zoopoétique ou l’altérité animale en littérature

Des animaux pour raconter nos mœurs et nos humeurs. La littérature contemporaine tente de leur donner voix dans leur sensorialité propre.

Des animaux pour raconter nos mœurs et nos humeurs ? Une pratique ancestrale. Mais la littérature contemporaine tente davantage de leur donner voix dans leur sensorialité propre.

Humain et animal, intimes jusque dans l’altérité. L’un et l’autre liés par les récits depuis la nuit des temps. Des Fables d’Ésope à Truismes de Darrieussecq, en passant par Moby Dick de Melville ou La Métamorphose de Kafka, la littérature s’appuie depuis toujours sur ces êtres pour transmettre un message allégorique. L’animal s’avère porteur de sens, parfois critique virulent des travers humains, révélateur de failles.

Par son ironie, La Ferme des animaux de George Orwell représente ainsi une satire politique du régime soviétique. Le cochon Napoléon se transforme en tyran, passant d’une vision communiste à une véritable dictature, usant de propagande et de fausses informations pour manipuler la basse-cour. Dans Les Fables de La Fontaine, corbeau, renard ou lion incarnent une critique de la royauté en place et de Louis XIV.

Ainsi humanisés, les animaux se parent de parole et de réflexion. « Je me languis chez vous », déclare Blanquette, qui rêve de montagne, dans La Chèvre de Monsieur Seguin de Daudet. Ou le renard du Petit Prince de Saint-Exupéry qui incite l’enfant à l’apprivoiser et porte un regard lucide sur l’humain. Sous la plume des auteurs et des autrices, ces êtres peuvent tout exprimer.

« Jeu d’altérité et d’identité »

Pour autant, leur représentation en littérature a évolué ces dernières décennies. « On leur accorde plus volontiers le premier rôle. Cela implique de les représenter en partie pour eux-mêmes et de leur reconnaître une agentivité, une expérience, un point de vue », constate Romain Bionda, maître-assistant en Faculté des lettres à l’Université de Lausanne (UNIL).

Fin novembre, le chercheur a organisé un colloque sur cette thématique. « On commence généralement notre vie littéraire avec des personnages d’animaux. Chez moi, cet intérêt ne s’est pas estompé. » Et Romain Bionda de poursuivre : « C’est d’autant plus le cas que leur étude permet d’inscrire la recherche en littérature dans des débats très actuels et urgents, ceux qui concernent la chute alarmante de la biodiversité et la crise de sensibilité contemporaine à l’égard de la nature. »

Ce qui intéresse particulièrement Romain Bionda, c’est ce « jeu d’altérité et d’identité ». « Les animaux sont différents de nous, mais cette différence est de plus en plus remise en question par les sciences. La littérature travaille aussi notre représentation de ces rapports d’identité et d’altérité. Si l’anthropomorphisation des personnages d’animaux semble favoriser l’empathie des lecteurs et lectrices, elle est accusée de faire disparaître leur identité propre. Or, refuser cette anthropomorphisation présente un risque : celui d’affaiblir l’intérêt du lectorat. Heureusement, de nombreux auteurs et autrices de fiction ont trouvé des stratégies pour que le public s’intéresse à des personnages peu anthropomorphisés. »

« Apprendre à apprécier »

Certains récits mettent ainsi en scène un humain se préoccupant d’un animal, comme avec Héliosphéra de Wilfried N’Sondé. D’autres convoquent la métamorphose, qui conduit à un décentrement. D’autres expérimentent le passage d’un monde à l’autre, comme dans L’Appel de la forêt de Jack London, ou combinent expérience de l’animalité et exploration d’un monde marqué par l’humain, comme avec Anima de Wajdi Mouawad.

Pour le maître-assistant, il est important de réduire la distance que nous avons mise entre eux et nous. « D’une part, il convient de s’émanciper de ce que le primatologue Frans de Waal a appelé l’« anthropodéni », qui consiste à nier de manière excessive toute similarité interspécifique, précise-t-il. D’autre part, il s’agit d’apprendre à apprécier les altérités animales en elles-mêmes, sans chercher à les assimiler aux identités humaines. Il me semble qu’une partie grandissante de la littérature contemporaine réaffirme notre besoin anthropologique profond de nous penser parmi les autres animaux. »

Décentrement

La zoopoétique est une nouvelle approche qui propose une relecture des textes littéraires, en mettant en exergue l’altérité des animaux. « En France, une communauté de chercheurs et chercheuses existe depuis une vingtaine d’années. Elle s’intéresse aux représentations des animaux en littérature », explique Romain Bionda, maître-assistant enseignant l’écopoétique à la Faculté des lettres de l’UNIL. Et d’ajouter : « Dans les cours que j’ai donnés, les étudiantes et étudiants manifestent une vraie curiosité. D’abord interpellés par la possibilité de conjuguer l’étude de la littérature avec les enjeux des humanités environnementales ou des études animales, ils se montrent vite investis, concernés par ces thématiques. »