Narratologie dans l’antiquité grecque

Par Raphaël Baroni

Mimesis et diegesis

Platon et Aristote se sont penchés l’un comme l’autre l’existence de différents modes de représentation d’une histoire, dessinant les contours d’un débat qui demeure encore, dans ses grandes lignes, celui de la narratologie transmédiale. Le premier déploie sa condamnation de la mimèsis dans un ouvrage visant à définir les contours d’une république idéale, tandis que le second s’attache à élaborer une poétique plaçant les genres dramatiques au cœur de sa réflexion. Cette différence de cadrage, à la fois poétique et politique, apparaît fondamentale pour comprendre la théorisation des formes narratives dans l’antiquité grecque, dans la mesure où les questions formelles sont indissociables de leur portée éducative, éthique ou esthétique.

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Narratologie médiévale

Par Alain Corbellari

Ce qui, dans la culture du Moyen Âge occidental, ressortit à ce que l’on peut appeler des réflexions d’ordre narratologique s’articule selon trois axes :

  1. il y a d’abord les considérations explicites que l’on peut tirer des arts poétiques latins des XIIe et XIIIe siècles ;
  2. il y a ensuite les idées, essentiellement implicites, que l’on peut déduire de la lecture des œuvres vernaculaires, en particulier françaises, de la même époque ;
  3. il y a enfin tous les commentaires (des razos de troubadours au De vulgari eloquentia de Dante) consacrés à la poésie des troubadours. Bien que centrés sur la poésie lyrique, ces commentaires, qui se développent en genre autonome à partir du XIIIe siècle, n’en développent pas moins, incidemment, d’intéressantes considérations sur le rapport de la vie à l’œuvre en développant le potentiel narratif de la poésie troubadouresque.

Le troisième axe étant cependant quelque peu périphérique par rapport à notre objet (on renverra à ce propos au livre de Michel Zink, Les troubadours une historie poétique), c’est sur les deux premiers que l’on se concentrera ici.

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Narratologie vidéoludique / Narratology of Videogames

Par Marc Marti

La narratologie vidéoludique se situe au carrefour de deux champs d’études, d’une part les game studies et de l’autre la narratologie. L’état de la question doit donc prendre en compte ces deux champs et les approches qui s’y développent concernant la narrativité, qui reste une question étroitement liée aux évolutions techniques et aux pratiques des joueurs. Pour les narratologues, le récit est un élément inhérent aux univers et aux pratiques vidéoludiques telles que les étudie la ludologie dans le cadre des game studies. Cette position de principe n’est pas nouvelle et elle s’intègre à des réflexions déjà avancées dans les deux domaines (Ryan 2007 ; Rueff 2008 ; Marti 2012 ; 2014 ; Zabban 2012 ; Barnabé 2014). Selon cette perspective, quelle que soit sa forme, le jeu vidéo reste fondamentalement une expérience temporelle, à la fois simulacre et simulation, et peut, à ce titre, s’articuler sur un « mode narratif » (Ricœur 1983 : 85).

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Théorie du déplacement déictique / Deictic Shift Theory

Par Mary Galbraith

À la mémoire de Janyce M. Wiebe, traduit de l’anglais par Sylvie Patron

Deixis (dont l’adjectif correspondant est déictique) est le terme sémiotique utilisé pour renvoyer à un ensemble d’indices personnels, temporels et spatiaux spécifiques (voir Bühler 2009 [1934, 1999], 262-347). Le centre déictique, appelé « origo » chez Karl Bühler, coïncide a priori avec notre propre vécu corporel, inséré dans le temps et l’espace réels. Cependant, à travers des processus psychologiques comme l’identification et la mimèsis, nous avons également la possibilité d’entrer dans la réalité d’êtres imaginaires, dans des espaces et des temps imaginaires, en nous appuyant sur les indices apportés par le texte fictionnel. L’étude de la façon dont les lecteurs déplacent leur centre déictique de la situation spatio-temporelle et personnelle dans laquelle ils se trouvent vers la situation spatio-temporelle et personnelle imaginaire du texte fictionnel constitue la tâche d’investigation prioritaire de la théorie du déplacement déictique.

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Rythme / Rhythm

Par Jan Baetens

L’analyse temporelle du récit aborde généralement trois domaines: ordre, fréquence et durée (Genette 1972). Souvent pensée en termes de vitesse, l’analyse de la durée se donne pour but de décrire le rythme du récit. Elle regroupe un certain nombre de questions, tantôt formelles et tantôt thématiques, que Kathryn Hume énumère ainsi : a) descriptions en prose de vitesse physique, b) retardement narratif, c) le calcul du temps diégétique par page, d) les réflexions fictionnelles sur la vitesse comme donnée culturelle (Hume 2005 : 105).

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Métalepse / Metalepsis

Par Frank Wagner

À l’origine, la métalepse constitue une notion rhétorique (Genette 1972, Roussin 2005), définie comme « une proposition […] [qui] consiste à substituer l’expression indirecte à l’expression directe » (Fontanier (1830) 1977 : 127). Toutefois, plus qu’à cette définition générale, la plupart des théoriciens du récit se sont montrés sensibles à certains de ses sens rapportés, comme « le tour par lequel un poète, un écrivain, est représenté ou se représente comme produisant lui-même ce qu’il ne fait au fond que décrire » (Fontanier (1830) 1977 : 128) ; ou encore celui « par lequel […] au lieu de raconter simplement une chose qui se fait ou qui est faite, on commande, on ordonne qu’elle se fasse » (Fontanier (1830) 1977 : 129). Telles sont du moins les acceptions dérivées du procédé rhétorique sur lesquelles Genette met l’accent au moment de forger la notion de métalepse narrative, qui, dans Figures III, fait système avec analepse, prolepse, syllepse, ou paralepse. Voici en quels termes le narratologue définit ce procédé :

« Le passage d’un niveau narratif à l’autre ne peut en principe être assuré que par la narration […]. Toute autre forme de transit est, sinon toujours impossible, du moins toujours transgressive […]. [Par exemple] toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans un univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.), ou inversement […]. Nous étendrons à toutes ces transgressions le terme de métalepse narrative. » (Genette 1972 : 244).

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Modèle rhétorique des publics / Rhetorical Model of Audiences

Par James Phelan

Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni

La finesse du modèle élaboré par la narratologie rhétorique pour décrire les publics se comprend plus facilement si on le replace dans un contexte plus large. Dans sa conception rhétorique du récit, James Phelan propose la définition de base suivante : « quelqu’un raconte à quelqu’un d’autre, à une occasion et dans un ou des buts donnés, que quelque chose est arrivé » (2018 : 48 ; voir aussi 1996). Cette définition oriente l’interprétation sur la manière dont la personne qui raconte utilise les ressources du récit (ses éléments fondamentaux étant l’intrigue, le personnage, la perspective, le temps et l’espace) afin de produire certains effets sur quelqu’un d’autre. Pour analyser ces effets, les chercheurs qui adoptent une perspective rhétorique se sont intéressés à différentes couches de la communication, en particulier aux couches affective, éthique, cognitive et thématique, afin de construire une représentation plausible de l’expérience de lecture. Lire la suite

Relatabilité / Relatability

Par Jan Baetens

On appelle relatable (le mot est un pur calque de l’anglais, le terme étant proprement intraduisible de manière littérale[1]) une personne, une situation ou un récit auquel on peut s’identifier, dont on se sent proche. Jusqu’à présent, le caractère de relatabilité n’a guère été pris en considération par les narratologies, en dépit de l’importance capitale de cette catégorie dans la création et, surtout, dans le succès ou l’échec des séries télévisées et, sans doute, de la littérature populaire en général, où le rapport personnel entre public réel et personnage fictif joue toujours un rôle de premier plan. Lire la suite

Small Stories / Small Stories

Par Alexandra Georgakopoulou et Sylvie Patron

Le concept de small stories (« petites histoires », « petits récits », « micro-récits », aucune traduction n’est vraiment adéquate) a été introduit dans la discussion scientifique par Michael Bamberg et Alexandra Georgakopoulou (voir Bamberg 2004, 2007 [2006]; Georgakopoulou 2006a, 2007 [2006b], 2007; Bamberg et Georgakopoulou 2008). Il désigne « un ensemble d’activités narratives sous-représentées, comme les récits d’événements en cours, d’événements futurs et hypothétiques, d’événements partagés (connus), mais aussi les allusions à des récits, les récits différés ou encore les refus de raconter » (Georgakopoulou 2007 [2006b]: 122; 2007: vii; Bamberg & Georgakopoulou 2008: 381). Ces activités narratives sont sous-représentées ou ne sont pas considérées comme des récits dans l’analyse narrative traditionnelle héritée des travaux de William Labov et dans tous les travaux sur les récits de vie basés sur des entretiens de recherche. Le but de la small stories research est de déplacer l’attention, auparavant centrée sur les récits de soi, récits longs, pris en charge par un narrateur unique, consacrés à des événements passés non partagés, vers les récits souvent courts et fragmentés que l’on trouve dans les environnements interactionnels de tous les jours, et particulièrement aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Les small stories se distinguent des big stories par leur contenu, peu développé et en apparence anodin, relevant de l’expérience quotidienne, mais aussi par leur structure: elles ne remplissent pas toujours les critères textuels identifiés pour le récit, peuvent porter non sur des événements passés mais sur des événements en cours ou situés dans un futur proche, contiennent généralement une action ou une « complication » minimales, sont co-construites par les participants (les interactions entre participants étant parfois plus importantes que les événements rapportés). Elles peuvent se dérouler dans des lieux et des contextes différents et ont un caractère incomplet et fragmentaire si on les analyse dans le cadre d’un seul événement de parole. Lire la suite

Progression cachée / Covert Progression

Par Dan Shen

Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni

Au cours du nouveau siècle, l’attention critique croissante portée à la progression narrative a beaucoup enrichi la compréhension des rouages de l’intrigue et de la réponse complexe qu’elle suscite chez les lecteurs (Phelan 2007, 2017; Baroni & Revaz 2016; Toolan 2009). Mais dans de nombreux récits de fiction, derrière le développement de l’intrigue, il existe une puissante dynamique qui se manifeste à un niveau plus profond, tout au long du texte. Ce courant sous-jacent, parallèle au développement de l’intrigue, forme ce que Shen désigne comme une progression cachée (Shen 2013, 2016 [2014]). La progression cachée et le développement de l’intrigue constituent une double trajectoire de signification, véhiculant des significations thématiques, des représentations des personnages et des valeurs esthétiques différentes, suscitant ou ayant le potentiel de susciter des réactions contrastées, voire opposées, de la part des lecteurs (Shen 2015; 2021a; 2021b). Lire la suite